Retrouvez l’essai Toutes Choses Ont Leur Saison de Michel de Montaigne extrait du recueil de philosophie Essais (Livre 2 Chapitre 28) en pdf, vidéo streaming, écoute audio, lecture libre, texte gratuit et images à télécharger ainsi qu’un résumé et son analyse.
Auteur | Michel de Montaigne |
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Recueil | Les Essais de Montaigne |
Genre | Essai |
Courant | Humanisme |
Siècle de parution | 16ème siècle |
La vidéo
Le texte
Livre II – Chapitre XXVIII
Toutes Choses Ont Leur Saison
CEux qui apparient Caton le censeur au jeune Caton, meurtrier de soy-mesme, apparient deux belles natures et de formes voisines. Le premier exploitta la sienne à plus de visages, et precelle en exploits militaires et en utilité de ses vacations publiques. Mais la vertu du jeune, outre ce que c’est blaspheme de luy en apparier nulle autre en vigueur, fut bien plus nette. Car qui deschargeroit d’envie et d’ambition celle du censeur, ayant osé chocquer l’honneur de Scipion, en bonté et en toutes parties d’excellence de bien loin plus grand et que luy et que tout homme de son siecle ? Ce qu’on dit entre autres choses de luy, qu’en son extreme vieillesse il se mit à apprendre la langue Grecque d’un ardant appetit, comme pour assouvir une longue soif, ne me semble pas luy estre fort honnorable. C’est proprement ce que nous disons retomber en enfantillage. Toutes choses ont leur saison, les bonnes et tout ; et je puis dire mon patenostre hors de propos, comme on desfera Titus Quintius Flaminius de ce qu’estant general d’armée, on l’avoit veu à quartier, sur l’heure du conflict, s’amusant à prier Dieu en une bataille qu’il gaigna.
Imponit finem sapiens et rebus honestis.
Eudemonidas, voyant Xenocrates, fort vieil, s’empresser aux leçons de son escole : Quand sçaura cettuy-cy, dit-il, s’il apprend encore’ Et Philopoemen, à ceux qui hault-louient le Roy Ptolomaeus de ce qu’il durcissoit sa personne tous les jours à l’exercice des armes : Ce n’est, dict-il, pas chose louable à un Roy de son aage de s’y exercer ; il les devoit hormais reellement employer. Le jeune doit faire ses apprets, le vieil en jouïr, disent les sages. Et le plus grand vice qu’ils remerquent en nostre nature, c’est que nos desirs rajeunissent sans cesse. Nous recommençons tousjours à vivre. Nostre estude et nostre envie devroyent quelque fois sentir la vieillesse. Nous avons le pied à la fosse, et nos appetits et poursuites ne font que naistre :
Tu secanda marmora
Locas sub ipsum funus, et sepulchri
Immemor, struis domos.
Le plus long de mes desseins n’a pas un an d’estandue, je ne pense desormais qu’à finir ; me deffay de toutes nouvelles esperances et entreprinses ; prens mon dernier congé de tous les lieux que je laisse ; et me despossede tous les jours de ce que j’ay. Olim jam nec perit quicquam mihi nec acquiritur. Plus superest viatici quam viae. Vixi, et quem dederat cursum fortuna peregi. C’est en fin tout le soulagement que je trouve en ma vieillesse, qu’elle amortist en moy plusieurs desirs et soins de quoy la vie est inquietée. Le soing du cours du monde, le soing des richesses, de la grandeur, de la science, de la santé, de moy. Cettuy-cy apprend à parler, lors qu’il luy faut apprendre à se taire pour jamais. On peut continuer à tout temps l’estude, non pas l’escholage : la sotte chose qu’un vieillard abecedaire !
Diversos diversa juvant, non omnibus annis
Omnia conveniunt.
S’il faut estudier, estudions un estude sortable à nostre condition, afin que nous puissions respondre comme celuy à qui, quand on demanda à quoy faire ces estudes en sa decrepitude : A m’en partir meilleur et plus à mon aise, respondit-il. Tel estude fut celuy du jeune Caton sentant sa fin prochaine, qui se rencontra au discours de Platon, de l’eternité de l’ame. Non, comme il faut croire, qu’il ne fut de long temps garny de toute sorte de munition pour un tel deslogement ; d’asseurance, de volonté ferme et d’instruction il en avoit plus que Platon n’en a en ses escrits : sa science et son courage estoient, pour ce regard, au dessus de la philosophie. Il print cette occupation, non pour le service de sa mort, mais, comme celuy qui n’interrompit pas seulement son sommeil en l’importance d’une telle deliberation, il continua aussi, sans chois et sans changement, ses estudes avec les autres actions accoustumées de sa vie. La nuict qu’il vint d’estre refusé de la Preture, il la passa à jouer ; celle en laquelle il devoit mourir, il la passa à lire : la perte ou de la vie ou de l’office, tout luy fut un.
Michel de Montaigne, Essais