Retrouvez l’essai Que Nostre Desir s’Accroit par La Malaisance de Michel de Montaigne extrait du recueil de philosophie Essais (Livre 2 Chapitre 15) en pdf, vidéo streaming, écoute audio, lecture libre, texte gratuit et images à télécharger ainsi qu’un résumé et son analyse.
Auteur | Michel de Montaigne |
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Recueil | Les Essais de Montaigne |
Genre | Essai |
Courant | Humanisme |
Siècle de parution | 16ème siècle |
La vidéo
Le texte
Livre II – Chapitre XV
Que Nostre Desir s’Accroit par La Malaisance
IL n’y a raison qui n’en aye une contraire, dict le plus sage party des philosophes. Je remachois tantost ce beau mot qu’un ancien allegue pour le mespris de la vie : Nul bien nous peut apporter plaisir, si ce n’est celuy à la perte duquel nous sommes preparez : In aequo est dolor amissae rei, et timor amittendae ; voulant gaigner par là que la fruition de la vie ne nous peut estre vrayement plaisante, si nous sommes en crainte de la perdre. Il se pourroit toutes-fois dire, au rebours, que nous serrons et embrassons ce bien, d’autant plus estroit et avecques plus d’affection que nous le voyons nous estre moins seur et craignons qu’il nous soit osté. Car il se sent evidemment, comme le feu se picque à l’assistance du froid, que nostre volonté s’esguise aussi par le contraste :
Si nunquam Danaen habuisset ahenea turris,
Non esset Danae de Jove facta parens ;
et qu’il n’est rien naturellement si contraire à nostre goust que la satieté qui vient de l’aisance, ny rien qui l’éguise tant que la rareté et difficulté. Omnium rerum voluptas ipso quo debet fugare periculo crescit.
Galla, nega : satiatur amor, nisi gaudia torquent.
Pour tenir l’amour en haleine, Licurgue ordonna que les mariez de Lacedemone ne se pourroient prattiquer qu’à la desrobée, et que ce seroit pareille honte de les rencontrer couchés ensemble, qu’avecques d’autres. La difficulté des assignations, le dangier des surprises, la honte du lendemain,
et languor, et silentium,
Et latere petitus imo spiritus,
c’est ce qui donne pointe à la sauce. Combien de jeux tres lascivement plaisants naissent de l’honneste et vergongneuse manière de parler des ouvrages de l’amour’ La volupté mesme cerche à s’irriter par la douleur. Elle est bien plus sucrée quand elle cuit et quand elle escorche. La Courtisane Flora disoit n’avoir jamais couché avecques Pompeius, qu’elle ne luy eust faict porter les merques de ses morsures :
Quod petiere premunt arctè, faciuntque dolorem
Corporis, et dentes inlidunt saepe labellis :
Et stimuli subsunt, qui instigant laedere idipsum,
Quodcunque est, rabies unde illae germina surgunt.
Il en va ainsi par tout ; la difficulté donne pris aux choses. Ceux de la marque d’Ancone font plus volontiers leurs veuz à Saint Jaques, et ceux de Galice à Nostre Dame de Lorete ; on faict au Liege grande feste des bains de Luques, et en la Toscane de ceux d’Aspa ; il ne se voit guiere de Romain en l’escole de l’escrime à Romme, qui est plaine de François. Ce grand Caton se trouva, aussi bien que nous, desgousté de sa femme tant qu’elle fut siene, et la desira quand elle fut à un autre. J’ay chassé au haras un vieux cheval duquel, à la senteur des juments, on ne pouvoit venir à bout. La facilité l’a incontinent saoulé envers les siennes ; mais, envers les estrangieres et la premiere qui passe le long de son pastis, il revient à ses importuns hannissements et à ses chaleurs furieuses comme devant. Nostre appetit mesprise et outrepasse ce qui luy est en main, pour courir apres ce qu’il n’a pas :
Transvolat in medio posita, et fugientia captat.
Nous defendre quelque chose, c’est nous en donner envie :
nisi tu servare puellam
Incipis, incipiet desinere esse mea.
Nous l’abandonner tout à faict, c’est nous en engendrer mespris. La faute et l’abondance retombent en mesme inconvenient,
Tibi quod superest, mihi quod defit, dolet :
Le desir et la jouyssance nous mettent pareillement en peine. La rigueur des maistresses est ennuyeuse, mais l’aisance et la facilité l’est, à dire verité, encores plus : d’autant que le mescontentement et la cholere naissent de l’estimation en quoy nous avons la chose desirée, éguisent l’amour et le reschauffent ; mais la satieté engendre le dégoust : c’est une passion mousse, hebetée, lasse et endormie.
Si qua volet regnare diu, contemnat amantem :
contemnite, amantes,
Sic hodie veniet si qua negavit heri.
Pourquoy inventa Poppaea de masquer les beautez de son visage, que pour les rencherir à ses amans ? Pourquoy a l’on voylé jusques au dessoubs des talons ces beautez que chacune desire montrer, que chacun desire voir ? Pourquoy couvrent elles de tant d’empeschemens les uns sur les autres les parties où loge principallement nostre desir et le leur ? Et à quoy servent ces gros bastions, dequoy les nostres viennent d’armer leurs flancs, qu’à lurrer nostre appetit et nous attirer à elles en nous esloignant ?
Et fugit ad salices, et se cupit ante videri.
Interdum tunica duxit operta moram.
A quoy sert l’art de cette honte virginalle ? cette froideur rassise, cette contenance severe, cette profession d’ignorance des choses qu’elles sçavent mieux que nous qui les en instruisons, qu’à nous accroistre ledesir de vaincre, gourmander et fouler à nostre appetit toute cette ceremonie et ces obstacles ? Car il y a non seulement du plaisir, mais de la gloire encore, d’affolir et desbaucher cette molle douceur et cette pudeur enfantine, et de ranger à la mercy de nostre ardeur une gravité fiere et magistrale : C’est gloire, disent-ils, de triompher de la rigueur, de la modestie, de la chasteté et de la temperance ; et qui desconseille aux Dames ces parties là, il les trahit et soy-mesmes. Il faut croire que le cœur leur fremit d’effroy, que le son de nos mots blesse la pureté de leurs oreilles, qu’elles nous en haissent et s’accordent à nostre importunité d’une force forcée. La beauté, toute puissante qu’elle est, n’a pas dequoy se faire savourer sans cette entremise. Voyez en Italie, où il y a plus de beauté à vendre, et de la plus fine, comment il faut qu’elle cherche d’autres moyens estrangers et d’autres arts pour se rendre aggreable ; et si, à la verité, quoy qu’elle face, estant venale et publique, elle demeure foible et languissante : tout ainsi que, mesme en la vertu, de deux effets pareils, nous tenons ce neantmoins celuy-là le plus beau et plus digne auquel il y a plus d’empeschement et de hazard proposé. C’est un effect de la Providence divine de permettre sa saincte Église estre agitée, comme nous la voyons, de tant de troubles et d’orages, pour esveiller par ce contraste les ames pies, et les r’avoir de l’oisiveté et du sommeil où les avoit plongez une si longue tranquillité. Si nous contrepoisons la perte que nous avons faicte par le nombre de ceux qui se sont desvoyez, au gain qui nous vient pour nous estre remis en haleine, resuscité nostre zele et nos forces à l’occasion de ce combat, je ne sçay si l’utilité ne surmonte point le dommage. Nous avons pensé attacher plus ferme le neud de nos mariages pour avoir osté tout moyen de les dissoudre ; mais d’autant s’est dépris et relaché le neud de la volonté et de l’affection, que celuy de la contrainte s’est estroicy. Et, au rebours, ce qui tint les mariages à Rome si long temps en honneur et en seurté, fut la liberté de les rompre, qui voudroit. Ils aymoient mieux leurs femmes d’autant qu’ils les pouvoient perdre ; et, en pleine licence de divorces, il se passa cinq cens ans et plus, avant que nul s’en servit.
Quod licet, ingratum est ; quod non licet, acrius urit.
A ce propos se pourroit joindre l’opinion d’un ancien, que les supplices aiguisent les vices plustost qu’ils ne les amortissent ; qu’ils n’engendrent point le soing de bien faire, c’est l’ouvrage de la raison et de la discipline, mais seulement un soing de n’estre surpris en faisant mal :
Latius excisae pestis contagia serpunt.
Je ne sçay pas qu’elle soit vraye, mais cecy sçay-je par experience que jamais police ne se trouva reformée par là. L’ordre et le reglement des meurs dépend de quelque autre moyen. Les histoires Grecques font mention des Argippées, voisins de la Scythie, qui vivent sans verge et sans baston à offenser ; que non seulement nul n’entreprend d’aller attaquer, mais quiconque s’y peut sauver, il est en franchise, à cause de leur vertu et saincteté de vie ; et n’est aucun si osé d’y toucher. On recourt à eux pour apoincter les differents qui naissent entre les hommes d’ailleurs. Il y a nation où la closture des jardins et des champs qu’on veut conserver, se faict d’un filet de coton, et se trouve bien plus seure et plus ferme que nos fossez et nos hayes.
Furem signata sollicitant. Aperta effractarius praeterit. A l’adventure sert entre autres moyens l’aisance, à couvrir ma maison de la violence de nos guerres civiles. La defense attire l’entreprise, et la deffiance l’offense. J’ay affoibly le dessein des soldats, ostant à leur exploit le hasard et toute matiere de gloire militere qui a accoustumé de leur servir de tiltre et d’excuse. Ce qui est faict courageusement, est tousjours faict honorablement, en temps où la justice est morte. Je leur rens la conqueste de ma maison lasche et traistresse. Elle n’est close à personne qui y heurte. Il n’y a pour toute provision qu’un portier d’ancien usage et ceremonie, qui ne sert pas tant à defendre ma porte qu’à l’offrir plus decemment et gratieusement. Je n’ay ny garde ny sentinelle que celle que les astres font pour moi. Un gentilhomme a tort de faire montre d’estre en deffense, s’il ne l’est parfaictement. Qui est ouvert d’un costé, l’est par tout. Noz peres ne pansarent pas à bastir des places frontieres. Les moyens d’assaillir, je dy sans baterie et sans armée, et de surprendre nos maisons, croissent tous les jours audessus des moyens de se garder. Les esprits s’aiguisent generalement de ce costé là. L’invasion touche tous. La defense non, que les riches. La mienne estoit forte selon le temps qu’elle fut faicte. Je n’y ay rien adjouté de ce costé là, et creindroy que sa force se tournast contre moy-mesme ; joint qu’un temps paisible requerra qu’on les desfortifie. Il est dangereux de ne les pouvoir regaigner. Et est difficile de s’en asseurer. Car en matiere de guerres intestines, vostre valet peut estre du party que vous craignez. Et où la religion sert de pretexte, les parentez mesmes deviennent infiables, avec couverture de justice. Les finances publiques n’entretiendront pas noz garnisons domestiques : elles s’y espuiseroient. Nous n’avons pas dequoy le faire sans nostre ruine, ou, plus incommodement et injurieusement, sans celle du peuple. L’estat de ma perte ne seroit de guere pire. Au demeurant, vous y perdez vous ? vos amis mesme s’amusent, plus qu’à vous plaindre, à accuser vostre invigilance et improvidence, et l’ignorance ou nonchalance aux offices de vostre profession. Ce que tant de maisons gardées se sont perdues, où ceste-cy dure, me faict soupçonner qu’elles se sont perdues de ce qu’elles estoient gardées. Cela donne et l’envie et la raison à l’assaillant. Toute garde porte visage de guerre. Qui se jettera, si Dieu veut, chez moi ; mais tant y a que je ne l’y appelleray pas. C’est la retraite à me reposer des guerres. J’essaye de soubstraire ce coing à la tempeste publique, comme je fay un autre coing en mon ame. Nostre guerre a beau changer de formes, se multiplier et diversifier en nouveaux partis ; pour moy, je ne bouge. Entre tant de maisons armées, moy seul, que je sache en France, de ma condition, ay fié purement au ciel la protection de la mienne. Et n’en ay jamais osté ny ceuillier d’argent, ny titre. Je ne veux ny me craindre, ny me sauver à demi. Si une plaine recognoissance acquiert la faveur divine, elle me durera jusqu’au bout ; si non, j’ay tousjours assez duré pour rendre ma durée remerquable et enregistrable. Comment ? Il y a bien trente ans.
Michel de Montaigne, Essais