Retrouvez l’essai Observations Sur Les Moyens De Faire La Guerre de Julius Cæsar de Michel de Montaigne extrait du recueil de philosophie Essais (Livre 2 Chapitre 34) en pdf, vidéo streaming, écoute audio, lecture libre, texte gratuit et images à télécharger ainsi qu’un résumé et son analyse.
Auteur | Michel de Montaigne |
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Recueil | Les Essais de Montaigne |
Genre | Essai |
Courant | Humanisme |
Siècle de parution | 16ème siècle |
La vidéo
Le texte
Livre II – Chapitre XXXIV
Observations Sur Les Moyens De Faire La Guerre de Julius Cæsar
ON recite de plusieurs chefs de guerre, qu’ils ont eu certains livres en particuliere recommandation : comme le grand Alexandre, Homere : Scipion l’Aphricain, Xenophon ; Marcus Brutus, Polybius ; Charles cinquiesme, Philippe de Comines ; et dit-on, de ce temps, que Machiavel est encores ailleurs en credit ; mais le feu Mareschal Strossy, qui avoit pris Caesar pour sa part, avoit sans doubte bien mieux choisi : car, à la verité, ce devroit estre le breviaire de tout homme de guerre, comme estant le vray et souverain patron de l’art militaire. Et Dieu sçait encore de quelle grace et de quelle beauté il a fardé cette riche matiere, d’une façon de dire si pure, si delicate et si parfaicte, que, à mon goust, il n’y a aucuns escrits au monde qui puissent estre comparables aux siens en cette partie. Je veux icy enregistrer certains traicts particuliers et rares, sur le faict de ses guerres, qui me sont demeurez en memoire. Son armée estant en quelque effroy pour le bruit qui couroit des grandes forces que menoit contre lui le Roy Juba, au lieu de rabatre l’opinion que ses soldats en avoyent prise et appetisser les moyens de son ennemy, les ayant faict assembler pour les r’asseurer et leur donner courage, il print une voye toute contraire à celle que nous avons accoustumé : car il leur dit qu’ils ne se missent plus en peine de s’enquerir des forces que menoit l’ennemy, et qu’il en avoit eu bien certain advertissement ; et lors il leur en fit le nombre surpassant de beaucoup et la vérité et la renommée qui en couroit en son armée, suyvant ce que conseille Cyrus en Xenophon ; d’autant que la tromperie n’est pas si grande de trouver les ennemis par effet plus foybles qu’on n’avoit esperé, que, les ayant jugez foybles par reputation, les trouver apres à la verité bien forts. Il accoustumoit sur tout ses soldats à obeyr simplement, sans se mesler de contreroller ou parler des desseins de leur capitaine, lesquels il ne leur communiquoit que sur le point de l’execution ; et prenoit plaisir, s’ils en avoyent descouvert quelque chose, de changer sur le champ d’advis pour les tromper ; et souvent, pour cet effect, ayant assigné un logis en quelque lieu, il passoit outre et alongeoit la journée, notamment s’il faisoit mauvais temps et pluvieux. Les Souisses, au commencement de ses guerres de Gaule, ayans envoyé vers luy pour leur donner passage au travers des terres des Romains, estant deliberé de les empescher par force, il leur contrefit toutes-fois un bon visage, et print quelques jours de delay à leur faire responce, pour se servir de ce loisir à assembler son armée. Ces pauvres gens ne sçavoyent pas combien il estoit excellent mesnager du temps : car il redit maintes-fois que c’est la plus souveraine partie d’un capitaine que la science de prendre au point les occasions, et la diligence, qui est en ses exploits à la verité inouye et incroyable. S’il n’estoit guiere conscientieux en cela, de prendre advantage sur son ennemy sous couleur d’un traité d’accord, il l’estoit aussi peu en ce qu’il ne requeroit en ses soldats autre vertu que la vaillance, ny ne punissoit guiere autres vices que la mutination et la desobeïssance. Souvent, apres ses victoires, il leur lachoit la bride à toute licence, les dispensant pour quelque temps des regles de la discipline militaire, adjoutant à cela qu’il avoit des soldats si bien creez que, tous perfumez et musquez, ils ne laissoient pas d’aller furieusement au combat. De vray, il aymoit qu’ils fussent richement armez, et leur faisoit porter des harnois gravez, dorez et argentez, afin que le soing de la conservation de leurs armes les rendit plus aspres à se defendre. Parlant à eux, il les appelloit du nom de compaignons, que nous usons encore : ce qu’Auguste, son successeur, reforma, estimant qu’il l’avoit fait pour la necessité de ses affaires et pour flater le cœur de ceux qui ne le suyvoient que volontairement ;
Rheni mihi Caesar in undis
Dux erat, hic socius : facinus quos inquinat, aequat ; .
mais que cette façon estoit trop rabaissée pour la dignité d’un Empereur et general d’armée, et remit en train de les appeller seulement soldats. A cette courtoisie Caesar mesloit toutes-fois une grande severité à les reprimer. La neufiesme legion s’estant mutinée au pres de Plaisance, il la cassa avec ignominie, quoy que Pompeius fut lors encore en pieds, et ne la reçeut en grace qu’avec plusieurs supplications. Il les rapaisoit plus par authorité et par audace, que par douceur. Là où il parle de son passage de la riviere du Rhin vers l’Alemaigne, il dit qu’estimant indigne de l’honneur du peuple Romain qu’il passast son armée à navires, il fit dresser un pont afin qu’il passat à pied ferme. Ce fut là qu’il batist ce pont admirable dequoy il dechifre particulierement la fabrique : car il ne s’arreste si volontiers en nul endroit de ses faits, qu’à nous representer la subtilité de ses inventions en telle sorte d’ouvrages de main. J’y ay aussi remarqué cela, qu’il fait grand cas de ses exhortations aux soldats avant le combat : car, où il veut montrer avoir esté surpris ou pressé, il allegue tousjours cela, qu’il n’eust pas seulement loysir de haranguer son armée. Avant cette grande bataille contre ceux de Tournay : Caesar, dict-il, ayant ordonné du reste, courut soudainement où la fortune le porta, pour enhorter ses gens ; et rencontrant la dixiesme legion, il n’eust loisir de leur dire, sinon qu’ils eussent souvenance de leur vertu accoustumée, qu’ils ne s’estonnassent point et soustinsent hardiment l’effort des adversaires ; et par ce que l’ennemy estoit des-jà approché à un jet de trait, il donna le signe de la bataille ; et de là estant passé soudainement ailleurs pour en encourager d’autres, il trouva qu’ils estoyent des-jà aux prises. Voylà ce qu’il en dict en ce lieu là. De vray, sa langue luy a fait en plusieurs lieux de bien notables services ; et estoit, de son temps mesme, son eloquence militaire en telle recommendation que plusieurs en son armée recueilloyent ses harangues ; et par ce moyen il en fut assemblé des volumes qui ont duré long temps apres luy. Son parler avoit des graces particulieres, si que ses familiers, et, entre autres, Auguste, oyant reciter ce qui en avoit esté recueilli, reconnoissoit jusques aux phrases et aux mots ce qui n’estoit pas du sien. La premiere fois qu’il sortit de Rome avec charge publique, il arriva en huit jours à la riviere du Rhone, ayant dans sa coche devant luy un secretaire ou deux qui escrivoyent sans cesse, et derriere luy celuy qui portoit son espée. Et certes, quand on ne feroit qu’aler, à peine pourroit on atteindre à cette promptitude dequoy, tousjours victorieux, ayant laissé la Gaule et suyvant Pompeius à Brindes, il subjuga l’Italie en dix-huict jours, revint de Brindes à Rome ; de Rome il s’en alla au fin fonds de l’Espaigne, où il passa des difficultez extremes en la guerre contre Affranius et Petreius, et au long siege de Marseille. De là il s’en retourna en la Macedoine, battit l’armée Romaine à Pharsale, passa de là, suyvant Pompeius, en Aegypte, laquelle il subjuga ; d’Aegypte il vint en Syrie et au pays du Pont où il combatit Pharnaces ; de là en Afrique, où il deffit Scipion et Juba, et rebroussa encore par l’Italie en Espaigne, où il deffit les enfans de Pompeius,
Ocior et coeli flammis et tigride foeta.
Ac veluti montis saxum de vertice praeceps
Cum ruit avulsum vento, seu turbidus imber
Proluit, aut annis solvit sublapsa vetustas,
Fertur in abruptum magno mons improbus actu,
Exultatque solo, silvas, armenta virosque
Involvens secum.
Parlant du siege d’Avaricum, il dit que c’estoit sa coustume de se tenir nuict et jour pres des ouvriers, qu’il avoit en besoigne. En toutes entreprises de consequence, il faisoit tousjours la descouverte luy mesme, et ne passa jamais son armée en lieu qu’il n’eut premierement reconnu. Et, si nous croyons Suetone, quand il fit l’entreprise de trajetter en Angleterre il fut le premier à sonder le gué. Il avoit accoustumé de dire qu’il aimoit mieux la victoire qui se conduisoit par conseil, que par force. Et, en la guerre contre Petreius et Afranius, la fortune luy presentant une bien apparante occasion d’advantage, il la refusa, dit-il, esperant avec un peu plus de longueur, mais moins de hazard, venir à bout de ses ennemis. Il fit aussi là un merveilleux traict, de commander à tout son ost de passer à nage la riviere sans aucune necessité,
rapuitque ruens in praelia miles,
Quod fugiens timuisset, iter ; mox uda receptis
Membra fovent armis, gelidosque a gurgite, cursu
Restituunt artus.
Je le trouve un peu plus retenu et consideré en ses entreprinses qu’Alexandre : car cettuy-cy semble rechercher et courir à force les dangiers, comme un impetueux torrent qui choque et attaque sans discretion et sans chois tout ce qu’il rencontre :
Sic tauri-formis volvitur Aufidus,
Qui Regna Dauni perfluit Appuli,
Dum saevit, horrendamque cultis
Diluviem meditatur agris.
Aussi estoit-il embesoigné en la fleur et premiere chaleur de son aage, là où Caesar s’y print estant des-jà meur et bien avancé. Outre ce qu’Alexandre estoit d’une temperature plus sanguine, colere et ardente, et si esmouvoit encore cette humeur par le vin, duquel Caesar estoit tres-abstinent : mais où les occasions de la necessité se presentoyent et où la chose le requeroit, il ne fut jamais homme faisant meilleur marché de sa personne. Quant à moy, il me semble lire en plusieurs de ses exploits une certaine resolution de se perdre, pour fuyr la honte d’estre vaincu. En cette grande bataille qu’il eut contre ceux de Tournay, il courut se presenter à la teste des ennemis sans bouclier, comme il se trouva, voyant la pointe de son armée s’esbranler : ce qui luy est advenu plusieurs autres-fois. Oyant dire que ses gens estoyent assiegez, il passa desguisé au travers l’armée ennemie pour les aller fortifier de sa presence. Ayant trajecté à Dirrachium avec bien petites forces, et voyant que le reste de son armée, qu’il avoit laissée à conduire à Antonius, tardoit à le suivre, il entreprit luy seul de repasser la mer par une tres-grande tormente, et se desroba pour aller reprendre luy mesme le reste de ses forces, les ports de delà et toute la mer estant saisie par Pompeius. Et quant aux entreprises qu’il a faites à main armée, il y en a plusieurs qui surpassent en hazard tout discours de raison militaire : car avec combien foibles moyens entreprint-il de subjuguer le Royaume d’Aegypte, et, depuis, d’aller attaquer les forces de Scipion et de Juba, de dix parts plus grandes que les siennes ? Ces gens là ont eu je ne sçay quelle plus qu’humaine confiance de leur fortune. Et disoit-il qu’il failloit executer, non pas consulter, les hautes entreprises. Apres la bataille de Pharsale, ayant envoyé son armée devant en Asie, et passant avec un seul vaisseau le destroit de l’Helespont, il rencontra en mer Lucius Cassius avec dix gros navires de guerre ; il eut le courage non seulement de l’attendre, mais de tirer droit vers luy et le sommer de se rendre ; et en vint à bout. Ayant entrepris ce furieux siege d’Alexia, où il y avoit quatre vints mille hommes de deffence, toute la Gaule s’estant eslevée pour luy courre sus et lever le siege, et dressé une armée de cent neuf mille chevaux et de deux cens quarante mille hommes de pied, quelle hardiesse et maniacle confiance fut ce de n’en vouloir abandonner son entreprise et se resoudre à deux si grandes difficultez ensemble ? Lesquelles toutesfois il soustint ; et, apres avoir gaigné cette grande bataille contre ceux de dehors, rengea bien tost à sa mercy ceux qu’il tenoit enfermez. Il en advint autant à Lucullus au siege de Tigranocerta contre le Roy Tigranes, mais d’une condition dispareille, veu la mollesse des ennemis à qui Lucullus avoit affaire. Je veux icy remarquer deux rares evenemens et extraordinaires sur le fait de ce siege d’Alexia : l’un, que les Gaulois, s’assemblans pour venir trouver là Caesar, ayans faict denombrement de toutes leurs forces, resolurent en leur conseil de retrancher une bonne partie de cette grande multitude, de peur qu’ils n’en tombassent en confusion. Cet exemple est nouveau de craindre à estre trop ; mais, à le bien prendre, il est vray-semblable que le corps d’une armée doit avoir une grandeur moderée et reglée à certaines bornes, soit pour la difficulté de la nourrir, soit pour la difficulté de la conduire et tenir en ordre. Au-moins seroit il bien aisé à verifier, par exemple, que ces armées monstrueuses en nombre n’ont guere rien fait qui vaille. Suivant le dire de Cyrus en Xenophon, que ce n’est pas le nombre des hommes, ains le nombre des bons hommes, qui faict l’advantage, le demeurant servant plus de destourbier que de secours. Et Bajazet print le principal fondement à sa resolution de livrer journée à Tamburlan, contre l’advis de tous ses capitaines, sur ce que le nombre innombrable des hommes de son ennemy lui donnoit certaine esperance de confusion. Scanderberch, bon juge et tres expert, avoit accoustumé de dire que dix ou douze mille combattans fideles devoient baster à un suffisant chef de guerre pour garantir sa reputation en toute sorte de besoin militaire. L’autre point, qui semble estre contraire et à l’usage et à la raison de la guerre, c’est que Vercingentorix, qui estoit nommé chef et general de toutes les parties des Gaules revoltées, print party de s’aller enfermer dans Alexia. Car celuy qui commande à tout un pays ne se doit jamais engager qu’au cas de cette extremité qu’il y alat de sa derniere place et qu’il n’y eut rien plus à esperer qu’en la deffence d’icelle ; autrement il se doit tenir libre, pour avoir moyen de pourvoir en general à toutes les parties de son gouvernement. Pour revenir à Caesar, il devint, avec le temps, un peu plus tardif et plus consideré, comme tesmoigne son familier Oppius : estimant qu’il ne devoit aysement hazarder l’honneur de tant de victoires, lequel une seule defortune luy pourroit faire perdre. C’est ce que disent les Italiens, quand ils veulent reprocher cette hardiesse temeraire qui se void aux jeunes gens, les nommant necessiteux d’honneur, bisognosi d’honore, et qu’estant encore en cette grande faim et disete de reputation, ils ont raison de la chercher à quelque pris que ce soit, ce que ne doivent pas faire ceux qui en ont desjà acquis à suffisance. Il y peut avoir quelque juste moderation en ce desir de gloire, et quelque sacieté en cet appetit, comme aux autres ; assez de gens le practiquent ainsi. Il estoit bien esloigné de cette religion des anciens Romains, qui ne se vouloyent prevaloir en leurs guerres que de la vertu simple et nayfve ; mais encore y apportoit il plus de conscience que nous ne ferions à cette heure, et n’approuvoit pas toutes sortes de moyens pour acquerir la victoire. En la guerre contre Ariovistus, estant à parlementer avec luy, il y survint quelque remuement entre les deux armées, qui commença par la faute des gens de cheval d’Ariovistus ; sur ce tumulte, Caesar se trouva avoir fort grand advantage sur ses ennemis ; toutesfois il ne s’en voulut point prevaloir, de peur qu’on luy peut reprocher d’y avoir procedé de mauvaise foy. Il avoit accoustumé de porter un accoustrement riche au combat et de couleur esclatante pour se faire remarquer. Il tenoit la bride plus estroite à ses soldats, et les tenoit plus de court ? estant pres des ennemis. Quand les anciens Grecs vouloyent accuser quelqu’un d’extreme insuffisance, ils disoyent en commun proverbe qu’il ne sçavoit ny lire ny nager. Il avoit cette mesme opinion, que la science de nager estoit tres-utile à la guerre, et en tira plusieurs commoditez : s’il avoit à faire diligence, il franchissoit ordinairement à nage les rivieres qu’il rencontroit, car il aymoit à voyager à pied comme le grand Alexandre. En Aegypte, ayant esté forcé, pour se sauver, de se mettre dans un petit bateau, et tant de gens s’y estant lancez quant et luy qu’il estoit en danger d’aller à fons, il ayma mieux se jetter en la mer et gaigna sa flote à nage, qui estoit plus de deux cents pas de là, tenant en sa main gauche ses tablettes hors de l’eau et trainant à belles dents sa cotte d’armes, afin que l’ennemy n’en jouyt, estant des-jà bien avancé sur l’eage. Jamais chef de guerre n’eust tant de creance sur ses soldats : au commancement de ses guerres civiles, les centeniers luy offrirent de soudoyer, chacun sur sa bourse, un homme d’armes ; et les gens de pied, de le servir à leurs despens, ceux qui estoyent plus aysez entreprenants encore à deffrayer les plus necessiteux. Feu monsieur l’Admiral de Chatillon nous fit veoir dernierement un pareil cas en nos guerres civiles, car les François de son armée fournissoient de leurs bourses au payement des estrangers qui l’accompaignoient ; il ne se trouveroit guiere d’exemples d’affection si ardente et si preste parmy ceux qui marchent dans le vieux train, soubs l’ancienne police des loix. La passion nous commande bien plus vivement que la raison. Il est pourtant advenu, en la guerre contre Annibal, qu’à l’exemple de la liberalité du peuple Romain en la ville, les gendarmes et Capitaines refusarent leur paye ; et appelloit on au camp de Marcellus mercenaires ceux qui en prenoient. Ayant eu du pire aupres de Dirrachium, ses soldats se vindrent d’eux mesmes offrir à estre chastiez et punis, de façon qu’il eust plus à les consoler qu’à les tencer. Une sienne seule cohorte soustint quatre legions de Pompeius plus de quatre heures, jusques à ce qu’elle fut quasi toute deffaicte à coups de trait ; et se trouva dans la trenchée cent trente mille flesches. Un soldat nommé Scaeva, qui commandoit à une des entrées, s’y maintint invincible, ayant un œil crevé, une espaule et une cuisse percées, et son escu faucé en deux cens trente lieux. Il est advenu à plusieurs de ses soldats pris prisonniers d’accepter plustost la mort que de vouloir promettre de prendre autre party. Granius Petronius pris par Scipion en Affrique, Scipion, ayant faict mourir ses compaignons, luy manda qu’il luy donnoit la vie, car il estoit homme de reng et questeur. Petronius respondit que les soldats de Caesar avoient accoustumé de donner la vie aux autres, non la recevoir ; et se tua tout soudain de sa main propre. Il y a infinis exemples de leur fidelité : il ne faut pas oublier le traict de ceux qui furent assiegez à Salone, ville partizane pour Caesar contre Pompeius, pour un rare accident qui y advint. Marcus Octavius les tenoit assiegez ; ceux de dedans estans reduits en extreme necessité de toutes choses, en maniere que, pour supplier au deffaut qu’ils avoient d’hommes, la plus part d’entre eux y estans morts et blessez, ils avoient mis en liberté tous leurs esclaves, et pour le service de leurs engins avoient esté contraints de coupper les cheveux de toutes les femmes pour en faire des cordes, outre une merveilleuse disette de vivres, et ce neant moins resolus de jamais ne se rendre. Apres avoir trainé ce siege en grande longueur, d’où Octavius estoit devenu plus nonchalant et moins attentif à son entreprinse, ils choisirent un jour sur le midy, et, ayant rangé les femmes et les enfans sur leurs murailles pour faire bonne mine, sortirent en telle furie sur les assiegeans qu’ayant enfoncé le premier, le second et tiers corps de garde, et le quatriesme et puis le reste, et ayant fait du tout abandonner les tranchées, les chasserent jusques dans les navires ; et Octavius mesmes se sauva à Dyrrachium, où estoit Pompeius. Je n’ay point memoire pour cett’heure d’avoir veu aucun autre exemple où les assiegez battent en gros les assiegeans et gaignent la maistrise de la campaigne, ny qu’une sortie ait tiré en consequence une pure et entiere victoire de bataille.
Michel de Montaigne, Essais