Retrouvez l’essai De Trois Commerces de Michel de Montaigne extrait du recueil de philosophie Essais (Livre 3 Chapitre 3) en pdf, vidéo streaming, écoute audio, lecture libre, texte gratuit et images à télécharger ainsi qu’un résumé et son analyse.
Auteur | Michel de Montaigne |
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Recueil | Les Essais de Montaigne |
Genre | Essai |
Courant | Humanisme |
Siècle de parution | 16ème siècle |
La vidéo
Le texte
Livre III – Chapitre III
De Trois Commerces
IL ne faut pas se clouer si fort à ses humeurs et complexions. Nostre principalle suffisance, c’est sçavoir s’appliquer à divers usages. C’est estre, mais ce n’est pas vivre, que se tenir attaché et obligé par necessité à un seul train. Les plus belles ames sont celles qui ont plus de variété et de soupplesse. Voylà un honorable tesmoignage du vieil Caton : Huic versatile ingenium sic pariter ad omnia fuit, ut natum ad id unum diceres, quodcumque ageret. Si c’estoit à moy à me dresser à ma mode, il n’est aucune si bonne façon où je vouleusse estre fiché pour ne m’en sçavoir desprendre. La vie est un mouvement inegal, irregulier et multiforme. Ce n’est pas estre amy de soy, et moins encore maistre, c’est en estre esclave, de se suivre incessamment, et estre si pris à ses inclinations qu’on n’en puisse fourvoyer, qu’on ne les puisse tordre. Je le dy à cette heure, pour ne me pouvoir facilement despestrer de l’importunité de mon ame, en ce qu’elle ne sçait communément s’amuser sinon où elle s’empeche, ny s’employer que bandée et entiere. Pour leger subject qu’on luy donne, elle le grossit volontiers et l’estire jusques au poinct où elle ait à s’y embesongner de toute sa force. Son oysifveté m’est à cette cause une penible occupation, et qui offence ma santé. La plus part des esprits ont besoing de matiere estrangere pour se desgourdir et exercer ; le mien en a besoing pour se rassoir plustost et sejourner, vitia otii negotio discutienda sunt, car son plus laborieux et principal estude, c’est s’estudier à soy. Les livres sont pour luy du genre des occupations qui le desbauchent de son estude. Aux premieres pensées qui lui viennent, il s’agite et faict preuve de sa vigueur à tout sens, exerce son maniement tantost vers la force, tantost vers l’ordre et la grace, se range, modere et fortifie. Il a dequoy esveiller ses facultez par luy mesme. Nature luy a donné, comme à tous, assez de matiere sienne pour son utilité, et de subjects siens assez où inventer et juger. Le mediter est un puissant estude et plein, à qui sçait se taster et employer vigoureusement : j’aime mieux forger mon ame que la meubler. Il n’est point d’occupation ny plus foible, ny plus forte, que celle d’entretenir ses pensées selon l’ame que c’est. Les plus grandes en font leur vacation, quibus vivere est cogitare. Aussi l’a nature favorisée de ce privilège qu’il n’y a rien que nous puissions faire si long temps, ny action à la quelle nous nous adonons plus ordinairement et facilement. C’est la besongne des Dieus, dict Aristote, de laquelle nait et leur beatitude et la nostre. La lecture me sert specialement à esveiller par divers objects mon discours, à embesongner mon jugement, non ma memoyre. Peu d’entretiens doncq m’arretent sans vigueur et sans effort. Il est vray que la gentillesse et la beauté me remplissent et occupent autant ou plus que le pois et la profondeur. Et d’autant que je sommeille en toute autre communication et que je n’y preste que l’escorce de mon attention, il m’advient souvent, en telle sorte de propos abatus et laches, propos de contenance, de dire et respondre des songes et bestises indignes d’un enfant et ridicules, ou de me tenir obstiné en silence, plus ineptement encore et incivilement. J’ay une façon resveuse qui me retire à moy, et d’autre part une lourde ignorance et puerile de plusieurs choses communes. Par ces deux qualitez, j’ay gaigné qu’on puisse faire au vray cinq ou six contes de moy aussi niais que d’autre, quel qu’il soit. Or, suyvant mon propos, cette complexion difficile me rend delicat à la pratique des hommes, il me les faut trier sur le volet, et me rend incommode aux actions communes. Nous vivons et negotions avec le peuple : si sa conversation nous importune, si nous desdaignons à nous appliquer aux ames basses et vulgaires, et les basses et vulgaires sont souvent aussi reglées que les plus desliées (est toute sapience insipide, qui ne s’accommode à l’insipience commune), il ne nous faut plus entremettre ny de nos propres affaires ny de ceux d’autruy ; et les publiques et les privez se demeslent avec ces gens là. Les moins tandues et plus naturelles alleures de nostre ame sont les plus belles ; les meilleures occupations, les moins efforcées. Mon Dieu, que la sagesse faict un bon office à ceux de qui elle renge les desirs à leur puissance ! il n’est point de plus utile science. Selon qu’on peut, c’estoit le refrein et le mot favory de Socrates, mot de grande substance. Il faut addresser et arrester nos desirs aux choses les plus aysées et voisines. Ne m’est-ce pas une sotte humeur de disconvenir avec un milier à qui ma fortune me joint, de qui je ne me puis passer, pour me tenir à un ou deux, qui sont hors de mon commerce, ou plustost à un desir fantastique de chose que je ne puis recouvrer ? Mes meurs molles, ennemies de toute aigreur et aspreté, peuvent aysément m’avoir deschargé d’envies et d’inimitiez : d’estre aimé, je ne dy, mais de n’estre point hay, jamais homme n’en donna plus d’occasion. Mais la froideur de ma conversation m’a desrobé, avec raison, la bien-veillance de plusieurs, qui sont excusables de l’interpreter à autre et pire sens. Je suis tres-capable d’acquerir et maintenir des amitiez rares et exquises. D’autant que je me harpe avec si grande faim aux accointances qui reviennent à mon goust ; je m’y produis, je m’y jette si avidement, que je ne faux pas aysément de m’y attacher et de faire impression où je donne. J’en ay faict souvant heureuse preuve. Aux amitiez communes je suis aucunement stérile et froid, car mon aller n’est pas naturel s’il n’est à pleine voile : outre ce que ma fortune, m’ayant duit et affriandé des jeunesse à une amitié seule et parfaicte, m’a à la verité aucunement desgouté des autres et trop imprimé en la fantasie qu’elle est beste de compaignie, non pas de troupe, comme disoit cet antien. Aussi que j’ay naturellement peine à me communiquer à demy et avec modification, et cette servile prudence et soupçonneuse qu’on nous ordonne en la conversation de ces amitiés nombreuses et imparfaictes ; et nous l’ordonne l’on principalement en ce temps, qu’il ne se peut parler du monde que dangereusement ou faucement. Si voy-je bien pourtant que qui a, comme moy, pour sa fin les commoditez de sa vie (je dy les commoditez essentielles), doibt fuyr comme la peste ces difficultez et delicatesse d’humeur. Je louerois un’ame à divers estages qui sçache et se tendre et se desmonter, qui soit bien par tout où sa fortune la porte, qui puisse deviser avec son voisin de son bastiment, de sa chasse et de sa querelle, entretenir avec plaisir un charpentier et un jardinier ; j’envie ceux qui sçavent s’aprivoiser au moindre de leur suitte et dresser de l’entretien en leur propre train. Et le conseil de Platon ne me plaist pas, de parler tousjours d’un langage maestral à ses serviteurs, sans jeu, sans familiarité, soit envers les masles, soit envers les femelles. Car, outre ma raison, il est inhumain et injuste de faire tant valoir cette telle quelle prerogative de la fortune ; et les polices où il se souffre moins de disparité entre les valets et les maistres, me semblent les plus equitables. Les autres s’estudient à eslancer et guinder leur esprit ; moy à le baisser et coucher. Il n’est vicieux qu’en extantion.
Narras, et genus Aeaci,
Et pugnata sacro bella sub Ilio : .
Quo Chium pretio cadum
Mercemur, quis aquam temperet ignibus,
Quo praebente domum, et quota,
Pelignis caream frigoribus, taces..
Ainsi, comme la vaillance Lacedemonienne avoit besoing de moderation et du son doux et gratieux du jeu des flutes pour la flatter en la guerre, de-peur qu’elle ne se jettat à la temerité et à la furie, là où toutes autres nations ordinairement employent des sons et des voix aigues et fortes qui esmouvent et qui eschauffent à outrance le courage des soldats, il me semble de mesme, contre la forme ordinaire, qu’en l’usage de nostre esprit nous avons, pour la plus part, plus besoing de plomb que d’ailes, de froideur et de repos que d’ardeur et d’agitation. Sur tout, c’est à mon gré bien faire le sot que de faire l’entendu entre ceux qui ne le sont pas, parler tousjours bandé, favelliar in punta di forchetta. Il faut se desmettre au train de ceux avec qui vous estes, et par fois affecter l’ignorance. Mettez à part la force et la subtilité : en l’usage commun, c’est assez d’y reserver l’ordre. Trainez vous au demeurant à terre s’ils veulent. Les sçavans chopent volontiers à cette pierre. Ils font tousjours parade de leur magistere et sement leurs livres par tout. Ils en ont en ce temps entonné si fort les cabinets et oreilles des dames que, si elles n’en ont retenu la substance, au-moins elles en ont la mine : à toute sorte de propos et matiere, pour basse et populaire qu’elle soit, elles se servent d’une façon de parler et d’escrire nouvelle et sçavante,
Hoc sermone pavent, hoc iram, gaudia, curas,
Hoc cuncta effundunt animi secreta ; quid ultra ? .
Concumbunt doctè ;
et alleguent Platon et Sainct Thomas aux choses ausquelles le premier rencontré serviroit aussi bien de tesmoing. La doctrine qui ne leur a peu arriver en l’ame, leur est demeurée en la langue. Si les bien-nées me croient, elles se contenteront de faire valoir leurs propres et naturelles richesses. Elles cachent et couvrent leurs beautez soubs des beautez estrangeres. C’est grande simplesse d’estouffer sa clarté pour luire d’une lumiere empruntée ; elles sont enterrées et ensevelies soubs l’art. De capsula totae. C’est qu’elles ne se cognoissent point assez : le monde n’a rien de plus beau ; c’est à elles d’honnorer les arts et de farder le fard. Que leur faut-il, que vivre aymées et honnorées ? Elles n’ont et ne sçavent que trop pour cela. Il ne faut qu’esveiller un peu et rechauffer les facultez qui sont en elles. Quand je les voy attachées à la rhetorique, à la judiciaire, à la logique, et semblables drogueries si vaines et inutiles à leur besoing, j’entre en crainte que les hommes qui le leur conseillent, le facent pour avoir loy de les regenter soubs ce tiltre. Car quelle autre excuse leur trouverois-je ? Baste qu’elles peuvent, sans nous, renger la grace de leurs yeux à la gaieté, à la severité et à la douceur, assaisonner un nenny de rudesse, de doubte et de faveur, et qu’elles ne cherchent point d’interprete aux discours qu’on faict pour leur service. Avec cette science, elles commandent à baguette et regentent les regens et l’eschole. Si toutesfois il leur fache de nous ceder en quoy que ce soit, et veulent par curiosité avoir part aux livres, la poesie est un amusement propre à leur besoin : c’est un art follastre et subtil, desguisé, parlier, tout en plaisir, tout en montre, comme elles. Elles tireront aussi diverses commoditez de l’histoire. En la philosophie, de la part qui sert à la vie, elles prendront les discours qui les dressent à juger de nos humeurs et conditions, à se deffendre de nos trahisons, à regler la temerité de leurs propres desirs, à ménager leur liberté, alonger les plaisirs de la vie, et à porter humainement l’inconstance d’un serviteur, la rudesse d’un mary et l’importunité des ans et des rides ; et choses semblables. Voilà, pour le plus, la part que je leur assignerois aux sciences. Il y a des naturels particuliers, retirez et internes. Ma forme essentielle est propre à la communication et à la production : je suis tout au dehors et en evidence, nay à la societé et à l’amitié. La solitude que j’ayme et que je presche, ce n’est principallement que ramener à moy mes affections et mes pensées, restreindre et resserrer non mes pas, ains mes desirs et mon soucy, resignant la solicitude estrangere et fuyant mortellement la servitude et l’obligation, et non tant la foule des hommes que la foule des affaires. La solitude locale, à dire verité, m’estand plustost et m’eslargit au dehors : je me jette aux affaires d’estat et à l’univers plus volontiers quand je suis seul. Au Louvre et en la foule, je me resserre et contraincts en ma peau ; la foule me repousse à moy, et ne m’entretiens jamais si folement, si licentieusement et particulierement qu’aux lieux de respect et de prudence ceremonieuse. Nos folies ne me font pas rire, ce sont nos sapiences. De ma complexion, je ne suis pas ennemy de l’agitation des cours ; j’y ay passé partie de la vie, et suis faict à me porter allegrement aux grandes compaignies, pourveu que ce soit par intervalles et à mon poinct. Mais cette mollesse de jugement, dequoy je parle, m’attache par force à la solitude : voire chez moy, au milieu d’une famille peuplée et maison des plus fréquentées. J’y voy des gens assez, mais rarement ceux avecq qui j’ayme à communiquer ; et je reserve là, et pour moy et pour les autres, une liberté inusitée. Il s’y faict trefve de ceremonie, d’assistance et convoiemens, et telles autres ordonnances penibles de nostre courtoisie (ô la servile et importune usance !) ; chacun s’y gouverne à sa mode ; y entretient qui veut ses pensées : je m’y tiens muet, resveur et enfermé, sans offence de mes hostes. Les hommes de la societé et familiarité desquels je suis en queste, sont ceux qu’on appelle honnestes et habiles hommes : l’image de ceux cy me degouste des autres. C’est, à le bien prendre, de nos formes la plus rare, et forme qui se doit principallement à la nature. La fin de ce commerce, c’est simplement la privauté, frequentation et conference : l’exercice des ames, sans autre fruit. En nos propos, tous subjects me sont égaux ; il ne me chaut qu’il n’y ait ny poix ny profondeur : la grace et la pertinence y sont tousjours ; tout y est teinct d’un jugement meur et constant, et meslé de bonté, de franchise, de gayeté et d’amitié. Ce n’est pas au subject des substitutions seulement que nostre esprit montre sa beauté et sa force, et aux affaires des Roys ; il la montre autant aux confabulations privées. Je connois mes gens au silence mesme et à leur soubsrire, et les descouvre mieux à l’advanture à table qu’au conseil. Hyppomachus disoit bien qu’il connoissoit les bons luicteurs à les voir simplement marcher par une rue. S’il plaist à la doctrine de se mesler à nos devis, elle n’en sera point refusée : non magistrale, imperieuse et importune comme de coustume, mais suffragante et docile elle mesme. Nous n’y cherchons qu’à passer le temps ; à l’heure d’estre instruicts et preschez, nous l’irons trouver en son throsne. Qu’elle se demette à nous pour ce coup, s’il luy plaist : car, toute utile et desirable qu’elle est, je presuppose qu’encore au besoing nous en pourrions nous bien du tout passer, et faire nostre effect sans elle. Une ame bien née et exercée à la practique des hommes se rend pleinement aggreable d’elle mesme. L’art n’est autre chose que le contrerolle et le registre des productions de telles ames. C’est aussi pour moy un doux commerce que celuy des belles et honnestes femmes : Nam nos quoque oculos eruditos habemus. Si l’ame n’y a pas tant à jouyr qu’au premier, les sens corporels, qui participent aussi plus à cettuy-cy, le ramenent à une proportion voisine de l’autre, quoy que, selon moy, non pas esgalle. Mais c’est un commerce où il se faut tenir un peu sur ses gardes, et notamment ceux en qui le corps peut beaucoup, comme en moy. Je m’y eschauday en mon enfance, et y souffris toutes les rages que les poetes disent advenir à ceux qui s’y laissent aller sans ordre et sans jugement. Il est vray que ce coup de fouet m’a servy depuis d’instruction,
Quicunque Argolica de classe Capharea fugit,
Semper ab Euboicis vela retorquet aquis..
C’est folie d’y attacher toutes ses pensées et s’y engager d’une affection furieuse et indiscrette. Mais, d’autre part, de s’y mesler sans amour et sans obligation de volonté, en forme de comediens, pour jouer un rolle commun de l’aage et de la coustume et n’y mettre du sien que les parolles, c’est de vray pourvoyer à sa seureté, mais bien lachement, comme celuy qui abandonneroit son honneur, ou son proffit, ou son plaisir, de peur du danger : car il est certain que, d’une telle pratique, ceux qui la dressent n’en peuvent esperer aucun fruict qui touche ou satisface une belle ame. Il faut avoir en bon escient desiré ce qu’on veut prendre en bon escient plaisir de jouyr ; je dy quand injustement fortune favoriseroit leur masque, ce qui advient souvent à cause de ce qu’il n’y a aucune d’elles, pour malotrue qu’elle soit, qui ne pense estre bien aymable, et qui ne se recommande par son aage ou par son ris, ou par son mouvement ; car de laides universellement il n’en est, non plus que de belles ; et les filles Brachmanes qui ont faute d’autre recommandation, le peuple assemblé à cri publiq pour cet effect, vont en la place, faisant montre de leurs parties matrimoniales, veoir si par là au-moins elles ne valent pas d’acquerir un mary. Par consequent il n’est pas une qui ne se laisse facilement persuader au premier serment qu’on luy faict de la servir. Or de cette trahison commune et ordinaire des hommes d’aujourd’huy il faut qu’il advienne ce que desjà nous montre l’experience, c’est qu’elles se r’alient et rejettent à elles mesmes, ou entre elles, pour nous fuyr ; ou bien qu’elles se rengent aussi de leur costé à cet exemple que nous leur donnons, qu’elles jouent leur part de la farce et se prestent à cette negociation, sans passion, sans soing et sans amour. Neque affectui suo aut alieno obnoxiae ; estimans, suivant la persuasion de Lysias en Platon, qu’elles se peuvent addonner utilement et commodéement à nous, d’autant que moins nous les aymons. Il en ira comme des comedies ; le peuple y aura autant ou plus de plaisir que les comediens. De moy, je ne connois non plus Venus sans Cupidon qu’une maternité sans engence : ce sont choses qui s’entreprestent et s’entredoivent leur essence. Ainsi cette pipperie rejallit sur celuy qui la faict. Il ne luy couste guiere, mais il n’acquiert aussi rien qui vaille. Ceux qui ont faict Venus Deesse, ont regardé que sa principale beauté estoit incorporelle et spirituelle ; mais celle que ces gens cy cerchent n’est pas seulement humaine ny mesme brutale. Les bestes ne la veulent si lourde et si terrestre’Nous voyons que l’imagination et le desir les eschauffe souvent et solicite avant le corps ; nous voyons en l’un et l’autre sexe qu’en la presse elles ont du chois et du triage en leurs affections, et qu’elles ont entre-elles des accointances de longue bienveuillance. Celles mesmes à qui la vieillesse refuse la force corporelle, fremissent encores, hannissent et tressaillent d’amour. Nous les voyons avant le faict pleines d’esperance et d’ardeur ; et, quand le corps à joué son jeu, se chatouiller encor de la douceur de cette souvenance ; et en voyons qui s’enflent de fierté au partir de là et qui en produisent des chants de feste et de triomphe : lasses et saoules. Qui n’a qu’à descharger le corps d’une necessité naturelle, n’a que faire d’y embesongner autruy à tout des apprests si curieux : ce n’est pas viande à une grosse et lourde faim. Comme celuy qui ne demande point qu’on me tienne pour meilleur que je suis, je diray cecy des erreurs de ma jeunesse. Non seulement pour le danger qu’il y a de la santé (si n’ay je sceu si bien faire que je n’en aye eu deux atteintes, legeres toutesfois et preambulaires), mais encores par mespris, je ne me suis guere adonné aux accointances venales et publiques : j’ay voulu esguiser ce plaisir par la difficulté, par le desir et par quelque gloire ; et aymois la façon de l’Empereur Tibere, qui se prenoit en ses amours autant par la modestie et noblesse que par autre qualité, et l’humeur de la courtisane Flora, qui ne se prestoit à moins que d’un dictateur ou consul ou censeur, et prenoit son déduit en la dignité de ses amoureux. Certes les perles et le brocadel y conferent quelque chose, et les tiltres et le trein. Au demeurant, je faisois grand conte de l’esprit, mais pourveu que le corps n’en fut pas à dire : car, à respondre en conscience, si l’une ou l’autre des deux beautez devoit necessairement y faillir, j’eusse choisi de quitter plustost la spirituelle : elle a son usage en meilleures choses ; mais, au subject de l’amour, subject qui principallement se rapporte à la veue et à l’atouchement, on faict quelque chose sans les graces de l’esprit, rien sans les graces corporelles. C’est le vray avantage des dames que la beauté. Elle est si leur que la nostre, quoy qu’elle desire des traicts un peu autres, n’est en son point que confuse avec la leur, puerile et imberbe. On dict que chez le grand Seigneur ceux qui le servent sous titre de beauté, qui sont en nombre infini, ont leur congé, au plus loin, à vingt et deux ans. Les discours, la prudence et les offices d’amitié se trouvent mieux chez les hommes : pourtant gouvernent-ils les affaires du monde. Ces deux commerces sont fortuites et despendans d’autruy. L’un est ennuyeux par sa rareté ; l’autre se flestrit avec l’aage : ainsin ils n’eussent pas assez prouveu au besoing de ma vie. Celuy des livres, qui est le troisiesme, est bien plus seur et plus à nous. Il cede aux premiers les autres avantages, mais il a pour sa part la constance et facilité de son service. Cettuy-cy costoie tout mon cours et m’assiste par tout. Il me console en la vieillesse et en la solitude. Il me descharge du pois d’une oisiveté ennuyeuse ; et me deffaict à toute heure des compaignies qui me faschent. Il emousse les pointures de la douleur, si elle n’est du tout extreme et maistresse. Pour me distraire d’une imagination importune, il n’est que de recourir aux livres ; ils me destournent facilement à eux et me la desrobent. Et si ne se mutinent point pour voir que je ne les recherche qu’au deffaut de ces autres commoditez, plus reelles, vives et naturelles ; ils me reçoivent tousjours de mesme visage. Il a beau aller à pied, dit-on, qui meine son cheval par la bride ; et nostre Jacques, Roy de Naples et de Sicile, qui, beau, jeune et sain, se faisoit porter par pays en civiere, couché sur un meschant oreiller de plume, vestu d’une robe de drap gris et un bonnet de mesme, suyvy ce pendant d’une grande pompe royalle, lictieres, chevaux à main de toutes sortes, gentils-hommes et officiers, representoit une austerité tendre encores et chancellante : le malade n’est pas à plaindre qui a la guarison en sa manche. En l’experience et usage de cette sentence, qui est tres-veritable, consiste tout le fruict que je tire des livres. Je ne m’en sers, en effect, quasi non plus que ceux qui ne les cognoissent poinct. J’en jouys, comme les avaritieux des tresors, pour sçavoir que j’en jouyray quand il me plaira : mon ame se rassasie et contente de ce droict de possession. Je ne voyage sans livres ny en paix ny en guerre. Toutesfois il se passera plusieurs jours, et des mois, sans que je les employe : Ce sera tantost, fais-je, ou demain, ou quand il me plaira. Le temps court et s’en va, ce pendant, sans me blesser. Car il ne se peut dire combien je me repose et sejourne en cette consideration, qu’ils sont à mon costé pour me donner du plaisir à mon heure, et à reconnoistre combien ils portent de secours à ma vie. C’est la meilleure munition que j’aye trouvé à cet humain voyage, et plains extremement les hommes d’entendement qui l’ont à dire. J’accepte plustost toute autre sorte d’amusement, pour leger qu’il soit, d’autant que cettuy-cy ne me peut faillir. Chez moy, je me destourne un peu plus souvent à ma librairie, d’où tout d’une main je commande à mon mesnage. Je suis sur l’entrée et vois soubs moy mon jardin, ma basse court, ma court, et dans la pluspart des membres de ma maison. Là, je feuillette à cette heure un livre, à cette heure un autre, sans ordre et sans dessein, à pieces descousues ; tantost je resve, tantost j’enregistre et dicte, en me promenant, mes songes que voicy. Elle est au troisiesme estage d’une tour. Le premier, c’est ma chapelle, le second une chambre et sa suite, où je me couche souvent, pour estre seul. Au dessus, elle a une grande garderobe. C’estoit au temps passé le lieu plus inutile de ma maison. Je passe là et la plus part des jours de ma vie, et la plus part des heures du jour. Je n’y suis jamais la nuict. A sa suite est un cabinet assez poli, capable à recevoir du feu pour l’hyver, tres-plaisamment percé. Et, si je ne craignoy non plus le soing que la despense, le soing qui me chasse de toute besongne, je pourroy facilement coudre à chaque costé une gallerie de cent pas de long et douze de large, à plein pied, ayant trouvé tous les murs montez pour autre usage, à la hauteur qu’il me faut. Tout lieu retiré requiert un proumenoir. Mes pensées dorment, si je les assis. Mon esprit ne va, si les jambes ne l’agitent. Ceux qui estudient sans livre, en sont tous là. La figure en est ronde et n’a de plat que ce qu’il faut à ma table et à mon siege, et vient m’offrant en se courbant, d’une veue, tous mes livres, rengez à cinq degrez tout à l’environ. Elle a trois veues de riche et libre prospect, et seize pas de vuide en diametre. En hyver, j’y suis moins continuellement : car ma maison est juchée sur un tertre, comme dict son nom, et n’a point de piece plus esventée que cette cy ; qui me plaist d’estre un peu penible et à l’esquart, tant pour le fruit de l’exercice que pour reculer de moy la presse. C’est là mon siege. J’essaie à m’en rendre la domination pure, et à soustraire ce seul coin à la communauté et conjugale, et filiale, et civile. Par tout ailleurs je n’ay qu’une auctorité verbale : en essence, confuse. Miserable à mon gré, qui n’a chez soy où estre à soy, où se faire particulierement la cour, où se cacher ! L’ambition paye bien ses gens de les tenir tousjours en montre, comme la statue d’un marché : Magna servitus est magna fortuna. Ils n’ont pas seulement leur retraict pour retraitte. Je n’ay rien jugé de si rude en l’austerité de vie que nos religieux affectent, que ce que je voy en quelqu’une de leurs compagnies, avoir pour regle une perpetuelle societé de lieu, et assistance nombreuse entre eux, en quelque action que ce soit. Et trouve aucunement plus supportable d’estre tousjours seul, que ne le pouvoir jamais estre. Si quelqu’un me dict que c’est avillir les muses de s’en servir seulement de jouet et de passe-temps, il ne sçait pas, comme moy, combien vaut le plaisir, le jeu et le passetemps. A peine que je ne die toute autre fin estre ridicule. Je vis du jour à la journée ; et, parlant en reverence, ne vis que pour moy : mes desseins se terminent là. J’estudiay, jeune, pour l’ostentation ; depuis, un peu, pour m’assagir ; à cette heure, pour m’esbatre ; jamais pour le quest. Une humeur vaine et despensiere que j’avois apres cette sorte de meuble, non pour en pourvoir seulement mon besoing, mais de trois pas au delà pour m’en tapisser et parer, je l’ay pieça abandonnée. Les livres ont beaucoup de qualitez aggreables à ceux qui les sçavent choisir ; mais aucun bien sans peine : c’est un plaisir qui n’est pas net et pur, non plus que les autres ; il a ses incommoditez, et bien poisantes ; l’ame s’y exerce, mais le corps, duquel je n’ay non plus oublié le soing, demeure ce pendant sans action, s’atterre et s’attriste. Je ne sçache excez plus dommageable pour moy, ny plus à eviter en cette declinaison d’aage. Voilà mes trois occupations favories et particulieres. Je ne parle point de celles que je doibs au monde par obligation civile.
Michel de Montaigne, Essais