Retrouvez l’essai De La Vertu de Michel de Montaigne extrait du recueil de philosophie Essais (Livre 2 Chapitre 29) en pdf, vidéo streaming, écoute audio, lecture libre, texte gratuit et images à télécharger ainsi qu’un résumé et son analyse.
Auteur | Michel de Montaigne |
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Recueil | Les Essais de Montaigne |
Genre | Essai |
Courant | Humanisme |
Siècle de parution | 16ème siècle |
La vidéo
Le texte
Livre II – Chapitre XXIX
De La Vertu
JE trouve par experience qu’il y a bien à dire entre les boutées et saillies de l’ame ou une resolue et constante habitude : et voy bien qu’il n’est rien que nous ne puissions, voire jusques à surpasser la divinité mesme, dit quelqu’un, d’autant que c’est plus de se rendre impassible de soy que d’estre tel de sa condition originelle, et jusques à pouvoir joindre à l’imbecillité de l’homme une resolution et asseurance de Dieu. Mais c’est par secousse. Et és vies de ces heros du temps passé, il y a quelque fois des traits miraculeux et qui semblent de bien loing surpasser nos forces naturelles ; mais ce sont traits, à la verité ; et est dur à croire que de ces conditions ainsin eslevées, on en puisse teindre et abreuver l’ame, en maniere qu’elles luy deviennent ordinaires et comme naturelles. Il nous eschoit à nous mesmes, qui ne sommes qu’avortons d’hommes, d’eslancer par fois nostre ame, esveillée par les discours ou exemples d’autruy, bien loing au delà de son ordinaire ; mais c’est une espece de passion qui la pousse et agite, et qui la ravit aucunement hors de soy : car, ce tourbillon franchi, nous voyons que, sans y penser, elle se débande et relache d’elle mesme, sinon jusques à la derniere touche, au moins jusques à n’estre plus celle-là ; de façon que lors, à toute occasion, pour un oyseau perdu ou un verre cassé, nous nous laissons esmouvoir à peu près comme l’un du vulgaire. Sauf l’ordre, la moderation et la constance, j’estime que toutes choses sont faisables par un homme bien manque et deffaillant en gros. A cette cause, disent les sages, il faut, pour juger bien à point d’un homme, principalement contreroller ses actions communes et le surprendre en son à tous les jours. Pyrrho, celuy qui bastit de l’ignorance une si plaisante science, essaya, comme tous les autres vrayement philosophes, de faire respondre sa vie à sa doctrine. Et par ce qu’il maintenoit la foiblesse du jugement humain estre si extreme que de ne pouvoir prendre party ou inclination, et le vouloit suspendre perpetuellement balancé, regardant et accueillant toutes choses comme indifférentes, on conte qu’il se maintenoit tousjours de mesme façon et visage : s’il avoit commencé un propos, il ne laissoit pas de l’achever, quand celuy à qui il parloit s’en fut allé ; s’il alloit, il ne rompoit son chemin pour empeschement qui se presentat, conservé des precipices, du hurt des charretes et autres accidens par ses amis. Car de craindre ou esviter quelque chose, c’eust esté choquer ses propositions, qui ostoient au sens mesmes tout’eslection et certitude. Quelque fois il souffrit d’estre incisé et cauterisé, d’une telle constance qu’on ne luy en veit pas seulement siller les yeux. C’est quelque chose de ramener l’ame à ces imaginations ; c’est plus d’y joindre les effects, toutefois il n’est pas impossible ; mais de les joindre avec telle perseverance et constance que d’en establir son train ordinaire, certes, en ces entreprinses si esloignées de l’usage commun, il est quasi incroyable qu’on le puisse. Voylà pourquoy luy, estant quelque fois rencontré en sa maison tansant bien asprement avecques sa seur, et estant reproché de faillir en cella à son indifferance : Comment, dit-il, faut-il qu’encore cette fammelette serve de tesmoignage à mes regles ? Un’autre fois qu’on le veit se deffendre d’un chien : Il est, dit-il, tres-difficile de despouiller entierement l’homme ; et se faut mettre en devoir et efforcer de combattre les choses, premierement par les effects, mais, au pis aller, par la raison et par les discours. Il y a environ sept ou huict ans, qu’à deux lieues d’icy un homme de village, qui est encore vivant, ayant la teste de long temps rompue par la jalousie de sa femme, revenant un jour de la besoigne, et elle le bienveignant de ses criailleries accoustumées, entra en telle furie que, sur le champ, à tout la serpe qu’il tenoit encore en ses mains, s’estant moissonné tout net les pieces qui la mettoyent en fievre, les luy jetta au nez. Et il se dit qu’un jeune gentil’homme des nostres, amoureux et gaillard, ayant par sa perseverance amolli en fin le cœur d’une belle maistresse, desesperé de ce que, sur le point de la charge, il s’estoit trouvé mol luy mesmes et deffailly, et que
non viriliter
Iners senile penis extulerat caput.
s’en priva soudain revenu au logis, et l’envoya, cruelle et sanglante victime, pour la purgation de son offence. Si c’eust esté par discours et religion, comme les prestres de Cibele, que ne dirions nous d’une si hautaine entreprise ? Dépuis peu de jours, à Bragerac, à cinq lieues de ma maison, contremont la riviere de Dordoigne, une femme, ayant esté tourmentée et batue, le soir avant, de son mary, chagrain et facheux de sa complexion, delibera d’eschapper à sa rudesse au pris de sa vie ; et, s’estant à son lever accointée de ses voisines comme de coustume, leur laissant couler quelque mot de recommendation de ses affaires, prenant une sienne sœur par la main, la mena avecques elle sur le pont, et, apres avoir prins congé d’elle, comme par maniere de jeu, sans montrer autre changement ou alteration, se precipita du haut en bas dans la riviere, où elle se perdit. Ce qu’il y a de plus en cecy, c’est que ce conseil meurist une nuict entiere dans sa teste. C’est bien autre chose des femmes Indiennes : car, estant leur coustume, aux maris d’avoir plusieurs femmes, et à la plus chere d’elles de se tuer apres son mary, chacune par le dessein de toute sa vie vise à gaigner ce point et cet advantage sur ses compaignes ; et les bons offices qu’elles rendent à leur mary ne regardent autre recompance que d’estre preferées à la compaignie de sa mort,
Ubi mortifero jacta est fax ultima lecto,
Uxorum fusis stat pia turba comis ;
Et certamen habent lethi, quae viva sequatur
Conjugium ; pudor est non licuisse mori.
Ardent victrices, et flammae pectora praebent,
Imponuntque suis ora perusta viris.
Un homme escrit encore de noz jours avoir veu en ces nations Orientales cette coustume en credit, que non seulement les femmes s’enterrent apres leurs maris, mais aussi les esclaves des quelles il a eu jouissance. Ce qui se faict en cette maniere. Le mari estant trespassé, la vefve peut, si elle veut, mais peu le veulent, demander deux ou trois mois d’espace à disposer de ses affaires. Le jour venu, elle monte à cheval, parée comme à nopces, et, d’une contenance gaye, comme allant, dict-elle, dormir avec son espoux, tenant en sa main gauche un mirouer, une flesche en l’autre. S’estant ainsi promenée en pompe, accompagnée de ses amis et parents, et de grand peuple en feste, elle est tantost rendue au lieu public destiné à tels spectacles. C’est une grande place au milieu de laquelle il y a une fosse pleine de bois, et, joignant icelle, un lieu relevé de quatre ou cinq marches, sur le quel elle est conduite et servie d’un magnifique repas. Apres le quel, elle se met à baller et chanter, et ordonne, quand bon luy semble, qu’on allume le feu. Cela faict, elle descent, et, prenant par la main le plus proche des parents de son mary, ils vont ensamble à la riviere voisine, où elle se despouille toute nue et distribue ses joyaux et vestements à ses amis et se va plongeant dans l’eau, comme pour y laver ses pechez. Sortant de là, elle s’enveloppe d’un linge jaune de quatorze brasses de long, et donnant de rechef la main à ce parent de son mary, s’en revont sur la motte où elle parle au peuple et recommande ses enfans, si elle en a. Entre la fosse et la motte on tire volontiers un rideau, pour leur oster la veue de cette fornaise ardente ; ce qu’aucunes deffendent pour tesmoigner plus de courage. Finy qu’elle a de dire, une femme luy presente un vase plein d’huile à s’oindre la teste et tout le corps, lequel elle jette dans le feu, quand elle en a faict, et, en l’instant, s’y lance elle mesme. Sur l’heure, le peuple renverse sur elle quantité de buches pour l’empescher de languir, et se change toute leur joye en deuil et tristesse. Si ce sont personnes de moindre estoffe, le corps du mort est porté au lieu où on le veut enterrer, et là mis en son seant, la vefve à genoux devant luy l’embrassant estroittement, et se tient en ce poinct pendant qu’on bastit au tour d’eux un mur qui, venant à se hausser jusques à l’endroit des espaules de la femme, quelqu’un des siens, par le derriere prenant sa teste, luy tort le col ; et rendu qu’elle a l’esprit, le mur est soudain monté et clos, où ils demeurent ensevelis. En ce mesme pays, il y avoit quelque chose de pareil en leurs Gypnosophistes : car, non par la contrainte d’autruy, non par l’impetuosité d’un’humeur soudaine, mais par expresse profession de leur regle, leur façon estoit, à mesure qu’ils avoyent attaint certain aage ou qu’ils se voyoient menassez par quelque maladie, de se faire dresser un buchier, et au dessus un lit bien paré ; et apres avoir festoyé joyeusement leurs amis et connoissans, s’aler planter dans ce lict, en telle resolution que, le feu y estant mis, on ne les vid mouvoir ny pieds ny mains : et ainsi mourut l’un d’eux, Calanus, en presence de toute l’armée d’Alexandre le Grand. Et n’estoit estimé entre eux ny saint, ny bien heureux, qui ne s’estoit ainsi tué, envoyant son ame purgée et purifiée par le feu, apres avoir consumé tout ce qu’il y avoit de mortel et terrestre. Cette constante premeditation de toute la vie, c’est ce qui faict le miracle. Parmy nos autres disputes, celle du Fatum s’y est meslée ; et, pour attacher les choses advenir et nostre volonté mesmes à certaine et inevitable necessité, on est encore sur cet argument du temps passé : Puis que Dieu prevoit toutes choses devoir ainsin advenir, comme il fait sans doubte, il faut donc qu’elles adviennent ainsi. A quoy nos maistres respondent que le voir que quelque chose advienne, comme nous faisons, et Dieu de mesmes (car, tout luy estant present, il voit plustost qu’il ne prevoit), ce n’est pas la forcer d’advenir : voire, nous voyons à cause que les choses adviennent, et les choses n’adviennent pas à cause que nous voyons. L’advenement faict la science, non la science l’advenement. Ce que nous voyons advenir, advient ; mais il pouvoit autrement advenir ; et Dieu, au registre des causes des advenements qu’il a en sa prescience, y a aussi celles qu’on appelle fortuites, et les volontaires, qui despendent de la liberté qu’il a donné à nostre arbitrage, et sçait que nous faudrons, par ce que nous aurons voulu faillir. Or j’ay veu assez de gens encourager leurs troupes de cette necessité fatale : car, si nostre heure est attachée à certain point, ny les harquebousades ennemies, ny nostre hardiesse, ny nostre fuite et couardise ne la peuvent avancer ou reculer. Cela est beau à dire, mais cherchez qui l’effectuera. Et, s’il est ainsi qu’une forte et vive creance tire apres soy les actions de mesme, certes cette foy, dequoy nous remplissons tant la bouche, est merveilleusement legiere en nos siecles, sinon que le mespris qu’elle a des œuvres, luy face desdaigner leur compaignie. Tant y a qu’à ce mesme propos le sire de Joinville, tesmoing croyable autant que tout autre, nous raconte des Bedoins, nation meslée aux Sarrasins, ausquels le Roy sainct Louys eut affaire en la terre sainte, qu’ils croyoient si fermement en leur religion les jours d’un chacun estre de toute eternité prefix et contez d’une preordonnance inevitable, qu’ils alloyent à la guerre nudz, sauf un glaive à la turquesque, et le corps seulement couvert d’un linge blanc. Et pour leur plus extreme maudisson, quand ils se courroussoient aux leurs, ils avoyent tousjours en la bouche : Maudit sois tu comme celuy qui s’arme de peur de la mort’Voylà bien autre preuve de creance et de foy que la nostre. Et de ce reng est aussi celle que donnerent ces deux religieux de Florence, du temps de nos peres. Estans en quelque controverse de science, ils s’accorderent d’entrer tous deux dans le feu, en presence de tout le peuple et en la place publique, pour la verification chacun de son party. Et en estoyent des-jà les aprets tous faicts, et la chose justement sur le point de l’execution, quand elle fut interrompue par un accident improuveu. Un jeune Seigneur Turc, ayant faict un signalé faict d’armes de sa personne, à la veue des deux batailles, d’Amurath et de l’Huniade, prestes à se donner, enquis par Amurath, qui l’avoit, en si grande jeunesse et inexperience (car c’estoit la premiere guerre qu’il eust veu), rempli d’une si genereuse vigueur de courage, respondit qu’il avoit eu pour souverain precepteur de vaillance un lievre : Quelque jour, estant à la chasse, dict-il, je descouvry un lievre en forme, et encore que j’eusse deux excellents levriers à mon costé, si me sembla il, pour ne le faillir point, qu’il valoit mieux y employer encore mon arc, car il me faisoit fort beau jeu. Je commençay à descocher mes fleches, et jusques à quarante qu’il y en avoit en ma trousse, non sans l’assener seulement, mais sans l’esveiller. Apres tout, je descoupplay mes levriers apres, qui n’y peurent non plus. J’apprins par là qu’il avoit esté couvert par sa destinée, et que ny les traits ny les glaives ne portent que par le congé de nostre fatalité, laquelle il n’est en nous de reculer ny d’avancer. Ce compte doit servir à nous faire veoir en passant combien nostre raison est flexible à toute sorte d’images. Un personage, grand d’ans, de nom, de dignité et de doctrine, se vantoit à moy d’avoir esté porté à certaine mutation tres-importante de sa foy par une incitation estrangere aussi bizare et au reste si mal concluante que je la trouvoy plus forte au revers : luy l’appelloit miracle, et moy aussi, à divers sens. Leurs historiens disent que la persuasion estant populairement semée entre les Turcs, de la fatale et imployable prescription de leurs jours, ayde apparemment à les asseurer aux dangers. Et je connois un grand Prince qui y trouve noblement son profit si fortune continue à lui faire espaule. Il n’est point advenu, de nostre memoire, un plus admirable effect de resolution que de ces deux qui conspirerent la mort du prince d’Orenge. C’est merveille comment on peut eschauffer le second, qui l’executa, à une entreprise en laquelle il estoit si mal advenu à son compaignon, y ayant apporté tout ce qu’il pouvoit ; et, sur cette trace et de mesmes armes, aller entreprendre un seigneur armé d’une si fresche instruction de deffiance, puissant de suitte d’amis et de force corporelle, en sa sale, parmy ses gardes, en une ville toute à sa devotion. Certes, il y employa une main bien determinée et un courage esmeu d’une vigoreuse passion. Un poignard est plus seur pour assener ; mais, d’autant qu’il a besoing de plus de mouvement et de vigueur de bras que n’a un pistolet, son coup est plus subject à estre gauchy ou troublé. Que celuy là ne courut à une mort certaine, je n’y fay pas grand doubte : car les esperances de quoy on le pouvoit amuser, ne pouvoient loger en entendement rassis ; et la conduite de son exploit montre qu’il n’en avoit pas faute, non plus que de courage. Les motifs d’une si puissante persuasion peuvent estre divers, car nostre fantasie faict de soy et de nous ce qu’il luy plaict. L’execution qui fut faicte pres d’Orleans, n’eust rien de pareil ; il y eust plus de hazard que de vigueur ; le coup n’estoit pas mortel, si la fortune ne l’en eust rendu ; et l’entreprise de tirer à cheval, et de loing, et à un qui se mouvoit au branle de son cheval, fut l’entreprise d’un homme qui aymoit mieux faillir son effect que faillir à se sauver. Ce qui suyvit apres le montra. Car il se transit et s’enyvra de la pensée de si haute execution, si qu’il perdit et troubla entierement son sens et à conduire sa fuite, et à conduire sa langue en ses responses. Que luy failloit il, que recourir à ses amys au travers d’une riviere ? c’est un moyen où je me suis jetté à moindres dangers et que j’estime de peu de hazard, quelque largeur qu’ait le passage, pourveu que vostre cheval trouve l’entrée facile et que vous prevoyez au delà un bord aysé selon le cours de l’eau. L’autre, quand on lui prononça son horrible sentence : j’y estois preparé, dict-il ; je vous estonneray de ma patiance. Les Assassins, nation dependante de la Phoenicie, sont estimés entre les Mahumetans d’une souveraine devotion et pureté de meurs. Ils tiennent que le plus certain moyen de meriter Paradis, c’est tuer quelqu’un de religion contraire. Parquoy mesprisant tous les dangiers propres, pour une si utile execution, un ou deux se sont veus souvent, au pris d’une certaine mort, se presenter à assassiner (nous avons emprunté ce mot de leur nom) leur ennemi au milieu de ses forces. Ainsi fut tué nostre comte Raimond de Tripoli en sa ville.
Michel de Montaigne, Essais