Retrouvez l’essai De la Solitude de Michel de Montaigne extrait du recueil de philosophie Essais (Livre 1 Chapitre 39) en pdf, vidéo streaming, écoute audio, lecture libre, texte gratuit et images à télécharger.
Auteur | Michel de Montaigne |
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Recueil | Les Essais de Montaigne |
Genre | Essai |
Courant | Humanisme |
Siècle de parution | 16ème siècle |
La vidéo
Le texte
Livre I – Chapitre XXXIX
De la Solitude
LAissons à part cette longue comparaison de la vie solitaire à l’active ; et quant à ce beau mot dequoy se couvre l’ambition et l’avarice : Que nous ne sommes pas nez pour nostre particulier, ains pour le publicq, rapportons nous en hardiment à ceux qui sont en la danse ; et qu’ils se battent la conscience, si, au rebours, les estats, les charges, et cette tracasserie du monde ne se recherche plutost pour tirer du publicq son profit particulier. Les mauvais moyens par où on s’y pousse en nostre siecle, montrent bien que la fin n’en vaut gueres. Respondons à l’ambition que c’est elle mesme qui nous donne goust de la solitude : car que fuit elle tant que la societé ? que cherche elle tant que ses coudées franches ? Il y a dequoy bien et mal faire par tout : toutefois, si le mot de Bias est vray, que la pire part c’est la plus grande, ou ce que dit l’Ecclesiastique, que de mille il n’en est pas un bon,
Rari quippe boni : numero vix sunt totidem, quot
Thebarum portae, vel divitis ostia Nili,
la contagion est tres-dangereuse en la presse. Il faut ou imiter les vitieux, ou les haïr. Tous les deux sont dangereux, et de leur ressembler, par ce qu’ils sont beaucoup ; et d’en hair beaucoup, parce qu’ils sont dissemblables. Et les marchands qui vont en mer, ont raison de regarder que ceux qui se mettent en mesme vaisseau, ne soyent dissolus, blasphemateurs, meschans : estimant telle société infortunée. Parquoy Bias, plaisamment, à ceux qui passoient aveq luy le danger d’une grande tourmente, et appelloient le secours des dieux : Taisez-vous, feit-il, qu’ils ne sentent point que vous soyez icy avec moy. Et, d’un plus pressant exemple, Albuquerque, Vice-Roy en l’Inde pour le Roy Emanuel de Portugal, en un extreme peril de fortune de mer, print sur ses espaules un jeune garçon, pour cette seule fin, qu’en la societé de leur fortune son innocence luy servist de garant et de recommandation envers la faveur divine, pour le mettre à sauveté. Ce n’est pas que le sage ne puisse par tout vivre content, voire et seul en la foule d’un palais ; mais, s’il est à choisir, il en fuira, dit-il, mesmes la veue. Il portera, s’il est besoing, cela ; mais, s’il est en luy, il eslira cecy. Il ne luy semble point suffisamment s’estre desfait des vices, s’il faut encores qu’il conteste avec ceux d’autruy. Charondas chastioit pour mauvais ceux qui estoient convaincus de hanter mauvaise compaignie. Il n’est rien si dissociable et sociable que l’homme : l’un par son vice, l’autre par sa nature. Et Antisthenes ne me semble avoir satisfait à celuy qui luy reprochoit sa conversation avec les meschans, en disant que les medecins vivoient bien entre les malades, car, s’ils servent à la santé des malades, ils deteriorent la leur par la contagion, la veue continuelle et pratique des maladies. Or la fin, ce crois-je, en est tout’une, d’en vivre plus à loisir et à son aise. Mais on n’en cherche pas tousjours bien le chemin. Souvent on pense avoir quitté les affaires, on ne les a que changez. Il n’y a guiere moins de tourment au gouvernement d’une famille que d’un estat entier : où que l’ame soit empeschée, elle y est toute ; et, pour estre les occupations domestiques moins importantes, elles n’en sont pas moins importunes. D’avantage, pour nous estre deffaits de la Cour et du marché, nous ne sommes pas deffaits des principaux tourmens de nostre vie,
ratio et prudentia curas,
Non locus effusi latè maris arbiter, aufert.
L’ambition, l’avarice, l’irresolution, la peur et les concupiscences ne nous abandonnent point pour changer de contrée,
Et post equitem sedet atra cura.
Elles nous suivent souvent jusques dans les cloistres et dans les escoles de philosophie. Ny les desers, ny les rochers creusez, ny la here, ny les jeunes ne nous en démeslent :
haeret lateri letalis arundo.
On disoit à Socrates que quelqu’un ne s’estoit aucunement amendé en son voyage : Je croy bien, dit-il, il s’estoit emporté avecques soy.
Quid terras alio calentes
Sole mutamus ? patria quis exul
Se quoque fugit ?
Si on ne se descharge premierement et son ame, du fais qui la presse, le remuement la fera fouler davantage : comme en un navire les charges empeschent moins, quand elles sont rassises. Vous faictes plus de mal que de bien au malade, de luy faire changer de place. Vous ensachez le mal en le remuant, comme les pals s’enfoncent plus avant et s’affermissent en les branlant et secouant. Parquoy ce n’est pas assez de s’estre escarté du peuple ; ce n’est pas assez de changer de place, il se faut escarter des conditions populaires qui sont en nous : il se faut sequestrer et r’avoir de soy.
Rupi jam vincula dicas :
Nam luctata canis nodum arripit ; attamen illi,
Cum fugit, à collo trahitur pars longa catenae.
Nous emportons nos fers quand et nous : ce n’est pas une entiere liberté, nous tournons encore la veue vers ce que nous avons laissé, nous en avons la fantasie plaine.
Nisi purgatum est pectus, quae praelia nobis
Atque pericula tunc ingratis insinuandum ?
Quantae conscindunt hominem cuppedinis acres
Sollicitum curae, quantique perinde timores ?
Quidve superbia, spurcitia, ac petulantia, quantas
Efficiunt clades ? quid luxus desidiésque ?
Nostre mal nous tient en l’ame : or elle ne se peut échaper à elle mesme,
In culpa est animus qui se non effugit unquam.
Ainsin il la faut ramener et retirer en soy : c’est la vraie solitude, et qui se peut jouïr au milieu des villes et des cours des Roys ; mais elle se jouyt plus commodément à part. Or, puis que nous entreprenons de vivre seuls et de nous passer de compagnie, faisons que nostre contentement despende de nous ; desprenons nous de toutes les liaisons qui nous attachent à autruy, gaignons sur nous de pouvoir à bon escient vivre seuls et y vivre à nostr’ aise. Stilpon, estant eschappé de l’embrasement de sa ville, où il avoit perdu femme, enfans et chevance, Démetrius Poliorcetes, le voyant en une si grande ruine de sa patrie le visage non effrayé, luy demanda s’il n’avoit pas eu du dommage. Il respondit que non, et qu’il n’y avoit, Dieu mercy, rien perdu de sien. C’est ce que le philosophe Antisthenes disoit plaisamment : que l’homme se devoit pourveoir de munitions qui flottassent sur l’eau et peussent à nage eschapper avec luy du naufrage. Certes l’homme d’entendement n’a rien perdu, s’il a soy mesme. Quand la ville de Nole fut ruinée par les Barbares, Paulinus, qui en estoit Evésque, y ayant tout perdu, et leur prisonnier, prioit ainsi Dieu : Seigneur, garde moy de sentir cette perte, car tu sçais qu’ils n’ont encore rien touché de ce qui est à moy. Les richesses qui le faisoyent riche, et les biens qui le faisoient bon, estoyent encore en leur entier. Voylà que c’est de bien choisir les thresors qui se puissent affranchir de l’injure, et de les cacher en lieu où personne n’aille, et lequel ne puisse estre trahi que par nous mesmes. Il faut avoir femmes, enfans, biens, et sur tout de la santé, qui peut ; mais non pas s’y attacher en maniere que nostre heur en despende. Il se faut reserver une arriereboutique toute nostre, toute franche, en laquelle nous establissons nostre vraye liberté et principale retraicte et solitude. En cette-cy faut-il prendre nostre ordinaire entretien de nous à nous mesmes, et si privé que nulle acointance ou communication estrangiere y trouve place ; discourir et y rire comme sans femme, sans enfans et sans biens, sans train et sans valetz, afin que, quand l’occasion adviendra de leur perte, il ne nous soit pas nouveau de nous en passer. Nous avons une ame contournable en soy mesme ; elle se peut faire compagnie ; elle a dequoy assaillir et dequoy defendre, dequoy recevoir et dequoy donner : ne craignons pas en cette solitude nous croupir d’oisiveté ennuyeuse,
in solis sis tibi turba locis.
La vertu, dict Antisthenes, se contente de soy : sans disciplines, sans paroles, sans effects. En nos actions accoustumées, de mille il n’en est pas une qui nous regarde. Celuy que tu vois grimpant contremont les ruines de ce mur, furieux et hors de soy, en bute de tant de harquebuzades ; et cet autre, tout cicatricé, transi et pasle de faim, deliberé de crever plutost que de luy ouvrir la porte, pense tu qu’ils y soyent pour eux ? Pour tel, à l’adventure, qu’ils ne virent onques, et qui ne se donne aucune peine de leur faict, plongé cependant en l’oysiveté et aux delices. Cettuy-ci, tout pituiteux, chassieux et crasseux, que tu vois sortir apres minuit d’un estude, penses tu qu’il cherche parmy les livres comme il se rendra plus homme de bien, plus content et plus sage ? Nulles nouvelles. Il y mourra, ou il apprendra à la posterité la mesure des vers de Plaute et la vraye orthographe d’un mot Latin. Qui ne contre-change volontiers la santé, le repos et la vie à la reputation et à la gloire, la plus inutile, vaine et fauce monnoye qui soit en nostre usage ? Nostre mort ne nous faisoit pas assez de peur, chargeons nous encores de celle de nos femmes, de nos enfans et de nos gens. Nos affaires ne nous donnoyent pas assez de peine, prenons encores à nous tourmenter et rompre la teste de ceux de nos voisins et amis.
Vah’ quemquamne hominem in animum instituere, aut
Parare, quod sit charius quam ipse est sibi ?
La solitude me semble avoir plus d’apparence et de raison à ceux qui ont donné au monde leur age plus actif et fleurissant, suivant l’exemple de Thales. C’est assez vescu pour autruy, vivons pour nous au moins ce bout de vie. Ramenons à nous et à nostre aise nos pensées et nos intentions. Ce n’est pas une legiere partie que de faire seurement sa retraicte ; elle nous empesche assez sans y mesler d’autres entreprinses. Puis que Dieu nous donne loisir de disposer de nostre deslogement, preparons nous y ; plions bagage ; prenons de bon’heure congé de la compaignie ; despetrons nous de ces violentes prinses qui nous engagent ailleurs et esloignent de nous. Il faut desnouer ces obligations si fortes, et meshuy aymer ce-cy et cela, mais n’espouser rien que soy. C’est à dire : le reste soit à nous, mais non pas joint et colé en façon qu’on ne le puisse desprendre sans nous escorcher et arracher ensemble quelque piece du nostre. La plus grande chose du monde, c’est de sçavoir estre à soy. Il est temps de nous desnouer de la societé, puis que nous n’y pouvons rien apporter. Et, qui ne peut prester, qu’il se defende d’emprunter. Noz forces nous faillent ; retirons les et resserrons en nous. Qui peut renverser et confondre en soy les offices de l’amitié et de la compagnie, qu’il le face. En cette cheute, qui le rend inutile, poisant et importun aux autres, qu’il se garde d’estre importun à soy mesme, et poisant, et inutile. Qu’il se flatte et caresse, et surtout se regente ; respectant et craignant sa raison et sa conscience, si qu’il ne puisse sans honte broncher en leur presence. Rarum est enim ut satis se quisque vereatur. Socrates dict que les jeunes se doivent faire instruire, les hommes s’exercer à bien faire, les vieils se retirer de toute occupation civile et militaire, vivants à leur discretion, sans obligation à nul certain office. Il y a des complexions plus propres à ces preceptes de la retraite les unes que les autres. Celles qui ont l’apprehension molle et làche, et un’ affection et volonté delicate, et qui ne s’asservit ny s’employe pas aysément, desquels je suis et par naturelle condition et par discours, ils se plieront mieux à ce conseil que les ames actives et occupées qui embrassent tout et s’engagent par tout, qui se passionnent de toutes choses, qui s’offrent, qui se presentent et qui se donnent à toutes occasions. Il se faut servir de ces commoditez accidentales et hors de nous, en tant qu’elles nous sont plaisantes, mais sans en faire nostre principal fondement : ce ne l’est pas ; ny la raison ny la nature ne le veulent. Pourquoy contre ses loix asservirons nous nostre contentement à la puissance d’autruy ? D’anticiper aussi les accidens de fortune, se priver des commoditez qui nous sont en main, comme plusieurs ont faict par devotion et quelques philosophes par discours, se servir soy-mesmes, coucher sur la dure, se crever les yeux, jetter ses richesses emmy la riviere, rechercher la douleur (ceux là pour, par le tourment de cette vie, en acquerir la beatitude d’un’ autre ; ceux-cy pour, s’estant logez en la plus basse marche, se mettre en seurté de nouvelle cheute), c’est l’action d’une vertu excessive. Les natures plus roides et plus fortes facent leur cachete mesmes glorieuse et exemplaire :
tuta et parvula laudo,
Cum res deficiunt, satis inter vilia fortis :
Verùm ubi quid melius contingit et unctius, idem
Hos sapere, et solos aio benè vivere, quorum
Conspicitur nitidis fundata pecunia villis.
Il y a pour moy assez affaire sans aller si avant. Il me suffit, sous la faveur de la fortune, me preparer à sa défaveur, et me representer, estant à mon aise, le mal advenir, autant que l’imagination y peut attaindre : tout ainsi que nous nous accoustumons aux joutes et tournois, et contrefaisons la guerre en pleine paix. Je n’estime point Arcesilaus le philosophe moins reformé, pour le sçavoir avoir usé d’ustensiles d’or et d’argent, selon que la condition de sa fortune le luy permettoit ; et l’estime mieux que s’il s’en fust demis, de ce qu’il en usoit modereement et liberalement. Je voy jusques à quels limites va la necessité naturelle ; et, considerant le pauvre mendiant à ma porte souvent plus enjoué et plus sain que moy, je me plante en sa place, j’essaye de chausser mon ame à son biaiz. Et, courant ainsi par les autres exemples, quoy que je pense la mort, la pauvreté, le mespris et la maladie à mes talons, je me resous aisément de n’entrer en effroy de ce qu’un moindre que moy prend avec telle patience. Et ne puis croire que la bassesse de l’entendement puisse plus que la vigueur ; ou que les effects du discours ne puissent arriver aux effects de l’accoustumance. Et, connoissant combien ces commoditez accessoires tiennent à peu, je ne laisse pas, en pleine jouyssance, de supplier Dieu, pour ma souveraine requeste, qu’il me rende content de moy-mesme et des biens qui naissent de moy. Je voy des jeunes hommes gaillards, qui ne laissent pas de porter dans leurs coffres une masse de pillules pour s’en servir quand le rheume les pressera, lequel ils craignent d’autant moins qu’ils en pensent avoir le remede en main. Ainsi faut il faire : et encore, si on se sent subject à quelque maladie plus forte, se garnir de ces medicamens qui assopissent et endorment la partie. L’occupation qu’il faut choisir à une telle vie, ce doit estre une occupation non penible ny ennuyeuse ; autrement pour neant ferions nous estat d’y estre venuz chercher le sejour. Cela depend du goust particulier d’un chacun : le mien ne s’accommode aucunement au ménage. Ceux qui l’aiment, ils s’y doivent adonner avec moderation,
Conentur sibi res, non se submittere rebus.
C’est autrement un office servile que la mesnagerie, comme le nomme Saluste. Ell’ a des parties plus excusables, comme le soing des jardinages, que Xenophon attribue à Cyrus ; et se peut trouver un moyen entre ce bas et vile soing, tandu et plein de solicitude, qu’on voit aux hommes qui s’y plongent du tout, et cette profonde et extreme nonchalance laissant tout aller à l’abandon, qu’on voit en d’autres,
Democriti pecus edit agellos
Cultaque, dum peregre est animus sine corpore velox.
Mais oyons le conseil que donne le jeune Pline à Cornelius Rufus, son amy, sur ce propos de la solitude : Je te conseille, en cette pleine et grasse retraicte, où tu es, de quiter à tes gens ce bas et abject soing du mesnage, et t’adonner à l’estude des lettres, pour en tirer quelque chose qui soit toute tienne. Il entend la reputation : d’une pareille humeur à celle de Cicero, qui dict vouloir employer sa solitude et sejour des affaires publiques à s’en acquerir par ses escris une vie immortelle :
usque adeo ne
Scire tuum nihil est, nisi te scire hoc sciat alter ?
Il semble que ce soit raison, puis qu’on parle de se retirer du monde, qu’on regarde hors de luy : ceux-cy ne le font qu’à demy. Ils dressent bien leur partie, pour quand ils n’y seront plus : mais le fruit de leur dessein, ils pretendent le tirer encore lors du monde, absens, par une ridicule contradiction. L’imagination de ceux qui, par devotion, recherchent la solitude, remplissant leur courage de la certitude des promesses divines en l’autre vie, est bien plus sainement assortie. Ils se proposent Dieu, object infini et en bonté et en puissance : l’ame a dequoy y ressasier ses desirs en toute liberté. Les afflictions, les douleurs leur viennent à profit, employées à l’acquest d’une santé et resjouyssance eternelle : la mort, à souhait, passage à un si parfait estat. L’aspreté de leurs regles est incontinent applanie par l’accoustumance ; et les appetits charnels, rebutez et endormis par leur refus, car rien ne les entretient que l’usage et exercice. Cette seule fin d’une autre vie heureusement immortelle, merite loyalement que nous abandonnons les commoditez et douceurs de cette vie nostre. Et qui peut embraser son ame de l’ardeur de cette vive foy et esperance, reellement et constamment, il se bastit en la solitude une vie voluptueuse et delicate au delà de toute autre forme de vie. Ny la fin donc, ny le moyen de ce conseil ne me contente : nous retombons tous-jours de fievre en chaud mal. Cette occupation des livres est aussi penible que toute autre, et autant ennemie de la santé, qui doit estre principalement considerée. Et ne se faut point laisser endormir au plaisir qu’on y prend : c’est ce mesme plaisir qui perd le mesnagier, l’avaricieux, le voluptueux et l’ambitieux. Les sages nous apprennent assez à nous garder de la trahison de nos appetits, et à discerner les vrays plaisirs, et entiers, des plaisirs meslez et bigarrez de plus de peine. Car la pluspart des plaisirs, disent ils, nous chatouillent et embrassent pour nous estrangler, comme faisoyent les larrons que les Aegyptiens appelloient Philistas. Et, si la douleur de teste nous venoit avant l’yvresse, nous nous garderions de trop boire. Mais la volupté, pour nous tromper, marche devant et nous cache sa suite. Les livres sont plaisans ; mais, si de leur frequentation nous en perdons en fin la gayeté et la santé, nos meilleures pieces, quittons les. Je suis de ceux qui pensent leur fruict ne pouvoir contrepoiser cette perte. Comme les hommes qui se sentent de long temps affoiblis par quelque indisposition, se rengent à la fin à la mercy de la medecine, et se font desseigner par art certaines regles de vivre pour ne les plus outrepasser : aussi celuy qui se retire, ennuié et dégousté de la vie commune, doit former cette-cy aux regles de la raison, l’ordonner et renger par premeditation et discours. Il doit avoir prins congé de toute espece de travail, quelque visage qu’il porte ; et fuïr en general les passions qui empeschent la tranquillité du corps et de l’ame, et choisir la route qui est plus selon son humeur,
Unusquisque sua noverit ire via.
Au menage, à l’estude, à la chasse et tout autre exercice, il faut donner jusques aux derniers limites du plaisir, et garder de s’engager plus avant, où la peine commence à se mesler parmy. Il faut reserver d’embesoignement et d’occupation autant seulement qu’il en est besoing pour nous tenir en haleine, et pour nous garantir des incommoditez que tire apres soy l’autre extremité d’une lache oysiveté et assopie. Il y a des sciences steriles et épineuses, et la plus part forgées pour la presse : il les faut laisser à ceux qui sont au service du monde. Je n’ayme, pour moy, que des livres ou plaisans et faciles, qui me chatouillent, ou ceux qui me consolent et conseillent à regler ma vie et ma mort :
tacitum sylvas inter reptare salubres,
Curantem quidquid dignum sapiente bonoque est.
Les gens plus sages peuvent se forger un repos tout spirituel, ayant l’ame forte et vigoureuse. Moy qui l’ay commune, il faut que j’ayde à me soutenir par les commoditez corporelles ; et, l’aage m’ayant tantost desrobé celles qui estoyent plus à ma fantasie, j’instruis et aiguise mon appetit à celles qui restent plus sortables à cette autre saison. Il faut retenir à tout nos dents et nos griffes l’usage des plaisirs de la vie, que nos ans nous arrachent des poingts, les uns apres les autres :
carpamus dulcia ; nostrum est
Quod vivis : cinis et manes et fabula fies.
Or, quant à la fin que Pline et Cicero nous proposent, de la gloire, c’est bien loing de mon compte. La plus contraire humeur à la retraicte, c’est l’ambition. La gloire et le repos sont choses qui ne peuvent loger en mesme giste. A ce que je voy, ceux-cy n’ont que les bras et les jambes hors de la presse ; leur ame, leur intention y demeure engagée plus que jamais :
Tun’, vetule, auriculis alienis colligis escas ?
Ils se sont seulement reculez pour mieux sauter, et pour, d’un plus fort mouvement, faire une plus vive faucée dans la trouppe. Vous plaist-il voir comme ils tirent court ? d’un grain ? Mettons au contrepois l’advis de deux philosophes, et de deux sectes tres differentes, escrivans, l’un à Idomeneus, l’autre à Lucilius, leurs amis, pour, du maniement des affaires et des grandeurs, les retirer à la solitude. Vous avez (disent-ils) vescu nageant et flotant jusques à present, venez vous en mourir au port. Vous avez donné le reste de vostre vie à la lumiere, donnez cecy à l’ombre. Il est impossible de quitter les occupations, si vous n’en quittez le fruit : à cette cause, défaites vous de tout soing de nom et de gloire. Il est dangier que la lueur de vos actions passées ne vous esclaire que trop, et vous suive jusques dans vostre taniere. Quitez avecq les autres voluptez celle qui vient de l’approbation d’autruy ; et, quant à vostre science et suffisance, ne vous chaille, elle ne perdra pas son effect, si vous en valez mieux vous mesme. Souvienne vous de celuy à qui, comme on demandast à quoy faire il se pénoit si fort en un art qui ne pouvoit venir à la cognoissance de guiere de gens : J’en ay assez de peu, respondit-il, j’en ay assez d’un, j’en ay assez de pas un. Il disoit vray : vous et un compagnon estes assez suffisant theatre l’un à l’autre, ou vous à vous-mesmes. Que le peuple vous soit un, et un vous soit tout le peuple. C’est une lasche ambition de vouloir tirer gloire de son oysiveté et de sa cachette. Il faut faire comme les animaux qui effacent la trace, à la porte de leur taniere. Ce n’est plus ce qu’il vous faut chercher, que le monde parle de vous, mais comme il faut que vous parliez à vous mesmes. Retirez vous en vous, mais preparez vous premierement de vous y recevoir : ce seroit folie de vous fier à vous mesmes, si vous ne vous sçavez gouverner. Il y a moyen de faillir en la solitude comme en la compagnie. Jusques à ce que vous vous soiez rendu tel, devant qui vous n’osiez clocher, et jusques à ce que vous ayez honte et respect de vous mesmes, observentur species honestae animo, presentez vous tousjours en l’imagination Caton, Phocion et Aristides, en la presence desquels les fols mesmes cacheroient leurs fautes, et establissez les contrerolleurs de toutes vos intentions : si elles se detraquent, leur reverence les remettra en train. Ils vous contiendront en cette voie de vous contenter de vous mesmes, de n’emprunter rien que de vous, d’arrester et fermir vostre ame en certaines et limitées cogitations où elle se puisse plaire ; et ayant entendu les vrays biens, desquels on jouit à mesure qu’on les entend, s’en contenter, sans desir de prolongement de vie ny de nom. Voylà le conseil de la vraye et naifve philosophie, non d’une philosophie ostentatrice et parliere, comme est celle des deux premiers.
Michel de Montaigne, Essais