Retrouvez l’essai De La Gloire de Michel de Montaigne extrait du recueil de philosophie Essais (Livre 2 Chapitre 16) en pdf, vidéo streaming, écoute audio, lecture libre, texte gratuit et images à télécharger ainsi qu’un résumé et son analyse.
Auteur | Michel de Montaigne |
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Recueil | Les Essais de Montaigne |
Genre | Essai |
Courant | Humanisme |
Siècle de parution | 16ème siècle |
La vidéo
Le texte
Livre II – Chapitre XVI
De La Gloire
IL y a le nom et la chose : le nom, c’est une voix qui remerque et signifie la chose ; le nom, ce n’est pas une partie de la chose ny de la substance, c’est une piece estrangere joincte à la chose, et hors d’elle. Dieu, qui est en soy toute plenitude et le comble de toute perfection, il ne peut s’augmenter et accroistre au dedans ; mais son nom se peut augmenter et accroistre par la benediction et louange que nous donnons à ses ouvrages exterieurs. Laquelle louange, puis que nous ne la pouvons incorporer en luy, d’autant qu’il n’y peut avoir accession de bien, nous l’attribuons à son nom, qui est la piece hors de luy la plus voisine. Voilà comment c’est à Dieu seul à qui gloire et honneur appartient ; et il n’est rien si esloigné de raison que de nous en mettre en queste pour nous : car, estans indigens et necessiteux au dedans, nostre essence estant imparfaicte et ayant continuellement besoing d’amelioration, c’est là à quoy nous nous devons travailler. Nous sommes tous creux et vuides : ce n’est pas de vent et de voix que nous avons à nous remplir ; il nous faut de la substance plus solide à nous reparer. Un homme affamé seroit bien simple de chercher à se pourvoir plustost d’un beau vestement que d’un bon repas : il faut courir au plus pressé. Comme disent nos ordinaires prieres : Gloria in excelsis Deo, et in terra pax hominibus. Nous sommes en disette de beauté, santé, sagesse, vertu, et telles parties essentieles : les ornemens externes se chercheront apres que nous aurons proveu aux choses necessaires. La Theologie traicte amplement et plus pertinemment ce subject, mais je n’y suis guiere versé. Chrysippus et Diogenes ont esté les premiers autheurs et les plus fermes du mespris de la gloire ; et, entre toutes les voluptez, ils disoient qu’il n’y en avoit point de plus dangereuse ny plus à fuir que celle qui nous vient de l’approbation d’autruy. De vray, l’experience nous en faict sentir plusieurs trahisons bien dommageables. Il n’est chose qui empoisonne tant les Princes que la flatterie, ny rien par où les meschans gaignent plus aiséement credit autour d’eux ; ny maquerelage si propre et si ordinaire à corrompre la chasteté des femmes, que de les paistre et entretenir de leurs louanges. Le premier enchantement que les Sirenes employent à piper Ulisses, est de cette nature,
Deça vers nous, deça, ô tres-louable Ulisse,
Et le plus grand honneur dont la Grece fleurisse.
Ces philosophes là disoient que toute la gloire du monde ne meritoit pas qu’un homme d’entendement estandit seulement le doigt pour l’acquerir :
Gloria quantalibet quid erit, si gloria tamtum est ?
je dis pour elle seule : car elle tire souvent à sa suite plusieurs commoditez pour lesquelles elle se peut rendre desirable. Elle nous acquiert de la bienveillance ; elle nous rend moins exposez aux injures et offences d’autruy, et choses semblables. C’estoit aussi des principaux dogmes d’Epicurus : car ce precepte de sa secte : Cache Ta Vie, qui deffend aux hommes de s’empescher des charges et negotiations publiques, presuppose aussi necessairement qu’on mesprise la gloire, qui est une approbation que le monde fait des actions que nous mettons en evidence. Celuy qui nous ordonne de nous cacher et de n’avoir soing que de nous, et qui ne veut pas que nous soyons connus d’autruy, il veut encores moins que nous en soions honorez et glorifiez. Aussi conseille il à Idomeneus de ne regler aucunement ses actions par l’opinion ou reputation commune, si ce n’est pour éviter les autres incommoditez accidentales que le mespris des hommes luy pourroit apporter. Ces discours là sont infiniment vrais, à mon advis, et raisonnables. Mais nous sommes, je ne sçay comment, doubles en nous mesmes, qui faict que ce que nous croyons, nous ne le croyons pas, et ne nous pouvons deffaire de ce que nous condamnons. Voyons les dernieres paroles d’Epicurus, et qu’il dict en mourant : elles sont grandes et dignes d’un tel philosophe, mais si ont elles quelque marque de la recommendation de son nom, et de cette humeur qu’il avoit décriée par ses preceptes. Voicy une lettre qu’il dicta un peu avant son dernier soupir :
Epicurus a Hermachus, salut.
Ce pendant que je passois l’heureux et celuy-là mesmes le dernier jour de ma vie, j’escrivois cecy, accompaigné toute-fois de telle douleur en la vessie et aux intestins, qu’il ne peut rien estre adjousté à sa grandeur. Mais elle estoit compensée par le plaisir qu’apportoit à mon ame la souvenance de mes inventions et de mes discours. Or toy, comme requiert l’affection que tu as eu des ton enfance envers moy et la philosophie, embrasse la protection des enfans de Metrodorus. Voilà sa lettre. Et ce qui me faict interpreter que ce plaisir qu’il dit sentir en son ame, de ses inventions, regarde aucunement la reputation qu’il en esperoit acquerir apres sa mort, c’est l’ordonnance de son testament, par lequel il veut que Aminomachus et Thimocrates, ses heritiers, fournissent, pour la celebration de son jour natal, tous les mois de janvier, les frais que Hermachus ordonneroit, et aussi pour la despence qui se feroit, le vingtiesme jour de chasque lune, au traitement des philosophes ses familiers, qui s’assembleroient à l’honneur de la memoire de luy et de Metrodorus. Carneades a esté chef de l’opinion contraire, et a maintenu que la gloire estoit pour elle mesme desirable : tout ainsi que nous ambrassons nos posthumes pour eux mesmes, n’en ayans aucune connoissance ny jouissance. Cette opinion n’a pas failly d’estre plus communement suyvie, comme sont volontiers celles qui s’accommodent le plus à nos inclinations. Aristote luy donne le premier rang entre les biens externes. Evite, comme deux extremes vicieux, l’immoderation et à la rechercher et à la fuir. Je croy que, si nous avions les livres que Cicero avoit escrit sur ce subject, il nous en conteroit de belles : car cet homme là fut si forcené de cette passion que, s’il eust osé, il fut, ce crois-je, volontiers tombé en l’exces où tombarent d’autres : que la vertu mesme n’estoit desirable que pour l’honneur qui se tenoit tousjours à sa suite,
Paulum sepultae distat inertiae
Celata virtus.
Qui est un’opinion si fauce que je suis dépit qu’elle ait jamais peu entrer en l’entendement d’homme qui eust cet honneur de porter le nom de philosophe. Si cela estoit vray, il ne faudroit estre vertueux qu’en public ; et les operations de l’ame, où est le vray siege de la vertu, nous n’aurions que faire de les tenir en regle et en ordre, sinon autant qu’elles debvroient venir à la connoissance d’autruy. N’y va il donc que de faillir finement et subtilement ? Si tu sçais, dit Carneades, un serpent caché en ce lieu, auquel, sans y penser, se va seoir celuy de la mort du quel tu esperes profit, tu fais meschammant si tu ne l’en advertis ; et d’autant plus que ton action ne doibt estre connue que de toy. Si nous ne prenons de nous mesmes la loy de bien faire, si l’impunité nous est justice, à combien de sortes de meschancetez avons nous tous les jours à nous abandoner ! Ce que Sextius Peduceus fit, de rendre fidelement ce que Caius Plotius avoit commis à sa seule science de ses richesses, et ce que j’en ay faict souvent de mesme, je ne le trouve pas tant louable comme je trouverois execrable qu’il y eut failli. Et trouve bon et utile à ramentevoir en noz jours l’exemple de Publius Sextilius Rufus, que Cicero accuse pour avoir recueilli une heredité contre sa conscience, non seulement non contre les loix, mais par les loix mesmes. Et Marcus Crassus et Quintus Hortensius, les quels à cause de leur authorité et puissance ayants esté pour certaines quotités appellés par un estrangier à la succession d’un testament faux, à fin que par ce moyen il y establit sa part, se contantarent de n’estre participants de la fauceté et ne refusarent d’en tirer quelque fruit, assez couverts s’ils se tenoient à l’abry des accusateurs, et des tesmoins, et des loix. Meminerint Deum se habere testem, id est (ut ego arbitror) mentem suam. La vertu est chose bien vaine et frivole si elle tire sa recommendation de la gloire. Pour neant entreprendrions nous de luy faire tenir son rang à part et la déjoindrions de la fortune : car qu’est-il plus fortuite que la reputation ? Profecto fortuna in omni re dominatur : ea res cunctas ex libidine magis quam ex vero celebrat obscuratque. De faire que les actions soient connues et veues, c’est le pur ouvrage de la fortune. C’est le sort qui nous applique la gloire selon sa temerité. Je l’ai veue fort souvent marcher avant le merite et souvent outrepasser le merite d’une longue mesure. Celuy qui, premier, s’advisa de la ressemblance de l’ombre à la gloire, fit mieux qu’il ne vouloit. Ce sont choses excellamment vaines. Elle va aussi quelque fois davant son corps, et quelque fois l’excede de beaucoup en longueur. Ceux qui apprennent à la noblesse de ne chercher en la vaillance que l’honneur, quasi non sit honestum quod nobilitatum non sit, que gaignent-ils par là que de les instruire de ne se hazarder jamais si on ne les voit, et de prendre bien garde s’il y a des tesmoins qui puissent rapporter nouvelles de leur valeur, là où il se presente mille occasions de bien faire sans qu’on en puisse estre remarqué ? Combien de belles actions particulieres s’ensevelissent dans la foule d’une bataille ? Quiconque s’amuse à contreroller autruy pendant une telle meslée, il n’y est guiere embesoigné, et produit contre soy mesmes le tesmoignage qu’il rend des deportemens de ses compaignons. Vera et sapiens animi magnitudo honestum illud quod maxime naturam sequitur, in factis positum, non in gloria, judicat. Toute la gloire que je pretens de ma vie, c’est de l’avoir vescue tranquille : tranquille non selon Metrodorus, ou Arcesilas, ou Aristippus, mais selon moy. Puis que la philosophie n’a sçeu trouver aucune voye pour la tranquillité, qui fust bonne en commun, que chacun la cherche en son particulier ! A qui doivent Caesar et Alexandre cette grandeur infinie de leur renommée qu’à la fortune ? Combien d’hommes a elle esteint sur le commencement de leur progrés, desquels nous n’avons aucune connoissance, qui y apportoient mesme courage que le leur, si le malheur de leur sort ne les eut arrestez tout court, sur la naissance de leurs entreprinses ! Au travers de tant et si extremes dangers, il ne me souvient point avoir leu que Caesar ait esté jamais blessé. Mille sont morts de moindres perils que le moindre de ceux qu’il franchit. Infinies belles actions se doivent perdre sans tesmoignage avant qu’il en vienne une à profit. On n’est pas tousjours sur le haut d’une bresche ou à la teste d’une armée, à la veue de son general, comme sur un eschaffaut. On est surpris entre la haye et le fossé ; il faut tenter fortune contre un poullaillier ; il faut dénicher quatre chetifs harquebousiers d’une grange ; il faut seul s’escarter de la trouppe et entreprendre seul, selon la necessité qui s’offre. Et si on prend garde, on trouvera qu’il advient par experience que les moins esclattantes occasions sont les plus dangereuses ; et qu’aux guerres qui se sont passées de nostre temps, il s’est perdu plus de gens de bien aux occasions legeres et peu importantes et à la contestation de quelque bicoque qu’és lieux dignes et honnorables. Qui tient sa mort pour mal employée si ce n’est en occasion signalée, au lieu d’illustrer sa mort, il obscurcit volontiers sa vie, laissant eschapper cependant plusieurs justes occasions de se hazarder. Et toutes les justes sont illustres assez, sa consciance les trompettant suffisammant à chacun. Gloria nostra est testimonium conscientiae nostrae. Qui n’est homme de bien que par ce qu’on le sçaura, et par ce qu’on l’en estimera mieux apres l’avoir sceu ; qui ne veut bien faire qu’en condition que sa vertu vienne à la connoissance des hommes : celuy-là n’est pas homme de qui on puisse tirer beaucoup de service.
Credo che’l resto di quel verno cose
Facesse degne di tenerne conto ;
Ma fur sin’a quel tempo si nascose,
Che non è colpa mia s’hor’non le conto :
Perche Orlando a far opre virtuose,
Piu ch’a narrarle poi, sempre era pronto,
Ne mai fu alcun’de li suoi fatti espresso,
Senon quando hebbe i testimonii apresso.
Il faut aller à la guerre pour son devoir, et en attendre cette recompense, qui ne peut faillir à toutes belles actions, pour occultes qu’elles soient, non pas mesmes aux vertueuses pensées : c’est le contentement qu’une conscience bien reglée reçoit en soy de bien faire. Il faut estre vaillant pour soy-mesmes et pour l’avantage que c’est d’avoir son courage logé en une assiette ferme et asseurée contre les assauts de la fortune :
Virtus, repulsae nescia sordidae,
Intaminatis fulget honoribus,
Nec sumit aut ponit secures
Arbitrio popularis aurae.
Ce n’est pas pour la montre que nostre ame doit jouer son rolle, c’est chez nous, au dedans, où nuls yeux ne donnent que les nostres : là elle nous couvre de la crainte de la mort, des douleurs et de la honte mesme ; elle nous asseure là de la perte de nos enfans, de nos amis et de nos fortunes, et, quand l’opportunité s’y presente, elle nous conduit aussi aux hazards de la guerre. Non emolumento aliquo, sed ipsius honestatis decore. Ce profit est bien plus grand et bien plus digne d’estre souhaité et esperé, que l’honneur et la gloire, qui n’est qu’un favorable jugement qu’on faict de nous. Il faut trier de toute une nation une douzaine d’hommes pour juger d’un arpent de terre ; et le jugement de nos inclinations et de nos actions, la plus difficile matiere et la plus importante qui soit, nous la remettons à la voix de la commune et de la tourbe, mere d’ignorance, d’injustice et d’inconstance. Est-ce raison faire dependre la vie d’un sage du jugement des fols ? An quidquam stultius quam quos singulos contemnas, eos aliquid putare esse universos ? Quiconque vise à leur plaire, il n’a jamais faict ; c’est une bute qui n’a ny forme ny prise. Nihil tam inaestimabile est quam animi multitudinis. Demetrius disoit plaisamment de la voix du peuple, qu’il ne faisoit non plus de recette de celle qui luy sortoit par en haut, que de celle qui luy sortoit par en bas. Celuy-là dict encore plus : Ego hoc judico, siquando turpe non sit, tamen non esse non turpe, quum id a multitudine laudetur. Null’art, nulle soupplesse d’esprit pourroit conduire nos pas à la suitte d’un guide si desvoyé et si desreiglé. En cette confusion venteuse de bruits de raports et opinions vulgaires qui nous poussent, il ne se peut establir aucune route qui vaille. Ne nous proposons point une fin si flotante et vagabonde : allons constammant apres la raison : que l’approbation publique nous suyve par là, si elle veut ; et, comme elle despend toute de la fortune, nous n’avons point loy de l’esperer plustost par autre voye que par celle là. Quand pour sa droiture je ne suyverois le droit chemin, je le suyvrois pour avoir trouvé par experience qu’au bout du conte c’est communement le plus heureux et le plus utile. Dedit hoc providentia hominibus munus, ut honesta magis juvarent. Le marinier antien disoit ainsin à Neptune en une grande tempeste : O Dieu, tu me sauveras, si tu veux ; tu me perderas, si tu veux : mais si tiendrai je tousjours droit mon timon. J’ay veu de mon temps mill’ hommes soupples, mestis, ambigus, et que nul ne doubtoit plus prudans mondains que moy, se perdre où je me suis sauvé :
Risi successu posse carere dolos.
Paul Aemile, allant en sa glorieuse expedition de Macedoine, advertit sur tout le peuple à Rome de contenir leur langue de ses actions pendant son absence. Que la licence des jugements est un grand destourbier aux grands affaires’D’autant que chacun n’a pas la fermeté de Fabius à l’encontre des voix communes, contraires et injurieuses, qui aima mieux laisser desmembrer son authorité aux vaines fantasies des hommes, que faire moins bien sa charge avec favorable reputation et populaire consentemant. Il y a je ne sçay quelle douceur naturelle à se sentir louer, mais nous luy prestons trop de beaucoup.
Laudari haud metuam, neque enim mihi cornea fibra est ;
Sed recti finemque extremumque esse recuso
Euge tuum et belle.
Je ne me soucie pas tant quel je sois chez autruy, comme je me soucie quel je sois en moy mesme. Je veux estre riche par moy, non par emprunt. Les estrangers ne voyent que les evenemens et apparences externes ; chacun peut faire bonne mine par le dehors, plein au dedans de fiebvre et d’effroy. Ils ne voyent pas mon cœur, ils ne voyent que mes contenances. On a raison de descrier l’hipocrisie qui se trouve en la guerre : car qu’est il plus aisé à un homme pratic que de gauchir aux dangers et de contrefaire le mauvais, ayant le cœur plein de mollesse ? Il y a tant de moyens d’eviter les occasions de se hazarder en particulier, que nous aurons trompé mille fois le monde, avant que de nous engager à un dangereux pas ; et, lors mesme, nous y trouvant empétrez, nous sçaurons bien pour ce coup couvrir nostre jeu d’un bon visage et d’une parolle asseurée, quoy que l’ame nous tremble au dedans. Et qui auroit l’usage de l’anneau Platonique, rendant invisible celuy qui le portoit au doigt, si on luy donnoit le tour vers le plat de la main, assez de gens souvent se cacheroient où il se faut presenter le plus, et se repentiroient d’estre placez en lieu si honorable, auquel la necessité les rend asseurez.
Falsus honor juvat, et mendax infamia terret
Quem, nisi mendosum et mendacem ?
Voylà comment tous ces jugemens qui se font des apparences externes, sont merveilleusement incertains et douteux ; et n’est aucun si asseuré tesmoing comme chacun à soy-mesme. En celles là combien avons nous de goujats, compaignons de nostre gloire ? Celuy qui se tient ferme dans une tranchée descouverte, que faict il en cela que ne facent devant luy cinquante pauvres pioniers qui luy ouvrent le pas et le couvrent de leurs corps pour cinq sous de païe par jour ?
Non, quicquid turbida Roma
Elevet, accedas, examenque improbum in illa
Castiges trutina : nec te quaesiveris extra.
Nous appellons agrandir nostre nom, l’estandre et semer en plusieurs bouches ; nous voulons qu’il y soit receu en bonne part et que cette sienne accroissance luy vienne à profit : voylà ce qu’il y peut avoir de plus excusable en ce dessein. Mais l’exces de cette maladie en va jusques là que plusieurs cerchent de faire parler d’eux en quelque façon que ce soit. Trogus Pompeius dict de Herostratus, et Titus Livius de Manlius Capitolinus, qu’ils estoyent plus desireux de grande que de bonne reputation. Ce vice est ordinaire. Nous nous soignons plus qu’on parle de nous, que comment on en parle ; et nous est assez que nostre nom coure par la bouche des hommes, en quelque condition qu’il y coure. Il semble que l’estre conneu, ce soit aucunement avoir sa vie et sa durée en la garde d’autruy. Moy, je tiens que je ne suis que chez moy ; et, de cette autre mienne vie qui loge en la connoissance de mes amis, à la considerer nue et simplement en soy, je sçay bien que je n’en sens fruict ny jouissance que par la vanité d’une opinion fantastique. Et, quand je seray mort, je m’en resentiray encores beaucoup moins ; et si perderay tout net l’usage des vrayes utilitez qui accidentalement la suyvent par fois ; je n’auray plus de prise par où saisir la reputation, ny par où elle puisse me toucher ny arriver à moy. Car de m’attendre que mon nom la reçoive, premierement je n’ay point de nom qui soit assez mien : de deux que j’ay, l’un est commun à toute ma race, voire encore à d’autres. Il y a une famille à Paris et à Montpelier qui se surnomme Montaigne ; une autre, en Bretaigne et en Xaintonge, de la Montaigne. Le remuement d’une seule syllabe meslera nos fusées, de façon que j’auray part à leur gloire, et eux, à l’advanture, à ma honte ; et, si les miens se sont autres-fois surnommez Eyquem, surnom qui touche encore une maison cogneue en Angleterre. Quant à mon autre nom, il est à quiconque aura envie de le prendre. Ainsi j’honoreray peut estre un crocheteur en ma place. Et puis, quand j’aurois une marque particuliere pour moy, que peut elle marquer quand je n’y suis plus ? Peut elle designer et favorir l’inanité ?
Nunc levior cyppus non imprimit ossa ?
Laudat posteritas : nunc non è manibus illis,
Nunc non è tumulo fortunataque favilla
Nascuntur violae ?
Mais de cecy j’en ay parlé ailleurs. Au demeurant, en toute une bataille où dix mill’hommes sont stropiez ou tuez, il n’en est pas quinze dequoy on parle. Il faut que ce soit quelque grandeur bien eminente, ou quelque consequence d’importance que la fortune y ait jointe, qui face valoir un’action privée, non d’un harquebousier seulement, mais d’un Capitaine. Car de tuer un homme, ou deux, ou dix, de se presenter courageusement à la mort, c’est à la verité quelque chose à chacun de nous, car il y va de tout ; mais pour le monde ce sont choses si ordinaires, il s’en voit tant tous les jours, et en faut tant de pareilles pour produire un effect notable, que nous n’en pouvons attendre aucune particuliere recommandation,
casus multis hic cognitus ac jam
Tritus, et e medio fortunae ductus acervo.
De tant de miliasses de vaillans hommes qui sont morts dépuis quinze cens ans en France, les armes en la main, il n’y en a pas cent qui soyent venus à nostre cognoissance. La memoire non des chefs seulement, mais des batailles et victoires, est ensevelie. Les fortunes de plus de la moitié du monde, à faute de registre, ne bougent de leur place et s’evanouissent sans durée. Si j’avois en ma possession les evenemens inconnus, j’en penserois tres facilement supplanter les connus en toute espece d’exemples.
Quoy, que des Romains mesmes et des Grecs, parmy tant d’escrivains et de tesmoins et tant de rares et nobles exploits, il en est venu si peu jusques à nous’
Ad nos vix tenuis famae perlabitur aura.
Ce sera beaucoup si, d’yci à cent ans, on se souvient en gros que, de nostre temps, il y a eu des guerres civiles en France. Les Lacedemoniens sacrifioient aux muses, entrant en bataille, afin que leurs gestes fussent bien et dignement escris, estimant que ce fut une faveur divine et non commune que les belles actions trouvassent des tesmoings qui leur sçeussent donner vie et memoire. Pensons nous qu’à chaque harquebousade qui nous touche, et à chaque hazard que nous courons, il y ayt soudain un greffier qui l’enrolle ? et cent greffiers, outre cela, le pourront escrire, desquels les commentaires ne dureront que trois jours et ne viendront à la veue de personne. Nous n’avons pas la millieme partie des escrits anciens : c’est la fortune qui leur donne vie, ou plus courte, ou plus longue, selon sa faveur ; et ce que nous en avons, il nous est loisible de doubter si c’est le pire, n’ayant pas veu le demeurant. On ne faict pas des histoires de choses de si peu : il faut avoir esté chef à conquerir un Empire ou un Royaume ; il faut avoir gaigné cinquante deux batailles assignées, tousjours plus foible en nombre, comme Caesar. Dix mille bons compaignons et plusieurs grands capitaines moururent à sa suite, vaillamment et courageusement, desquels les noms n’ont duré qu’autant que leurs femmes et leurs enfans vesquirent,
quos fama obscura recondit.
De ceux mesme que nous voyons bien faire, trois mois ou trois ans apres qu’ils y sont demeurez, il ne s’en parle non plus que s’ils n’eussent jamais esté. Quiconque considerera avec juste mesure et proportion de quelles gens et de quels faits la gloire se maintient en la memoire des livres, il trouvera qu’il y a de nostre siecle fort peu d’actions et fort peu de personnes qui y puissent pretendre nul droict. Combien avons nous veu d’hommes vertueux survivre à leur propre reputation, qui ont veu et souffert esteindre en leur presence l’honneur et la gloire tres-justement acquise en leurs jeunes ans ? Et, pour trois ans de cette vie fantastique et imaginere, allons nous perdant nostre vraye vie et essentielle, et nous engager à une mort perpetuelle ? Les sages se proposent une plus belle et plus juste fin à une si importante entreprise.
Recte facti, fecisse merces est.
Officii fructus ipsum officium est.
Il seroit à l’advanture excusable à un peintre ou autre artisan, ou encores à un Rhetoricien ou Grammairien, de se travailler pour acquerir nom par ses ouvrages ; mais les actions de la vertu, elles sont trop nobles d’elles mesmes pour rechercher autre loyer que de leur propre valeur, et notamment pour la chercher en la vanité des jugemens humains. Si toute-fois cette fauce opinion sert au public à contenir les hommes en leur devoir ; si le peuple en est esveillé à la vertu ; si les Princes sont touchez de voir le monde benir la memoire de Trajan et abominer celle de Neron ; si cela les esmeut de voir le nom de ce grand pendart, autresfois si effroyable et si redoubté, maudit et outragé si librement par le premier escolier qui l’entreprend : qu’elle accroisse hardiment et qu’on la nourrisse entre nous le plus qu’on pourra. Et Platon, employant toutes choses à rendre ses citoyens vertueus, leur conseille aussi de ne mespriser la bonne reputation et estimation des peuples ; et dict que, par quelque divine inspiration, il advient que les meschans mesmes sçavent souvent, tant de parole que d’opinion, justement distinguer les bons des mauvais. Ce personnage et son pedagogue sont merveilleux et hardis ouvriers à faire joindre les operations et revelations divines tout par tout où faut l’humaine force ; ut tragici poetae confugiunt ad deum, cum explicare argumenti exitum non possunt. Pour tant à l’advanture l’appelloit Timon l’injuriant : le grand forgeur de miracles. Puis que les hommes, par leur insuffisance, ne se peuvent assez payer d’une bonne monnoye, qu’on y employe encore la fauce. Ce moyen a esté practiqué par tous les Legislateurs, et n’est police où il n’y ait quelque meslange ou de vanité ceremonieuse ou d’opinion mensongere, qui serve de bride à tenir le peuple en office. C’est pour cela que la pluspart ont leurs origines et commencemens fabuleux et enrichis de mysteres supernaturels. C’est cela qui a donné credit aux religions bastardes et les a faites favorir aux gens d’entendement ; et pour cela que Numa et Sertorius, pour rendre leurs hommes de meilleure creance, les paissoyent de cette sottise, l’un que la nymphe Egeria, l’autre que sa biche blanche luy apportoit de la part des dieux tous les conseils qu’il prenoit. Et l’authorité que Numa donna à ses loix soubs titre du patronage de cette Deesse, Zoroastre, legislateur des Bactriens et des Perses, la donna aux siennes sous le nom du dieu Oromasis ; Trismegiste, des Aegyptiens, de Mercure ; Zamolxis, des Scythes, de Vesta ; Charondas, des Chalcides, de Saturne ; Minos, des Candiots, de Juppiter ; Licurgus, des Lacedemoniens, d’Apollo ; Dracon et Solon, des Atheniens, de Minerve. Et toute police a un dieu à sa teste, faucement les autres, veritablement celle que Moïse dressa au peuple de Judée sorty d’Aegypte. La religion des Bedoins, comme dit le sire de Jouinville, portoit, entre autres choses, que l’ame de celuy d’entre eux qui mouroit pour son prince, s’en alloit en un autre corps plus heureux, plus beau et plus fort que le premier : au moyen dequoy ils en hazardoient beaucoup plus volontiers leur vie :
In ferrum mens prona viris, animaeque capaces
Mortis, et ignavum est rediturae parcere vitae.
Voylà une creance tres-salutaire, toute vaine qu’elle puisse estre. Chaque nation a plusieurs tels exemples chez soy ; mais ce subjet meriteroit un discours à part. Pour dire encore un mot sur mon premier propos, je ne conseille non plus aux Dames d’appeller honneur leur devoir : ut enim consuetudo loquitur, id solum dicitur honestum quod est populari fama gloriosum ; leur devoir est le marc, leur honneur n’est que l’escorce. Ny ne leur conseille de nous donner cette excuse en payement de leur refus : car je presuppose que leurs intentions, leur desir et leur volonté, qui sont pieces où l’honneur n’a que voir, d’autant qu’il n’en paroit rien au dehors, soyent encore plus reglées que les effects :
Quae, quia non liceat, non facit, illa facit.
L’offence et envers Dieu et en la conscience seroit aussi grande de le desirer que de l’effectuer. Et puis ce sont actions d’elles mesmes cachées et occultes ; il seroit bien-aysé qu’elles en desrobassent quelcune à la connoissance d’autruy, d’où l’honneur depend, si elles n’avoyent autre respect à leur devoir, et à l’affection qu’elles portent à la chasteté pour elle mesme. Toute personne d’honneur choisit de perdre plustost son honneur, que de perdre sa conscience.
Michel de Montaigne, Essais