Retrouvez l’essai De La Conscience de Michel de Montaigne extrait du recueil de philosophie Essais (Livre 2 Chapitre 5) en pdf, vidéo streaming, écoute audio, lecture libre, texte gratuit et images à télécharger.
Auteur | Michel de Montaigne |
---|---|
Recueil | Les Essais de Montaigne |
Genre | Essai |
Courant | Humanisme |
Siècle de parution | 16ème siècle |
La vidéo
Le texte
Livre II – Chapitre V
De La Conscience
VOYAGEANT un jour, mon frere sieur de la Brousse et moy, durant noz guerres civiles, nous rencontrasmes un gentilhomme de bonne façon : il estoit du party contraire au nostre, mais je n’en sçavois rien, car il se contrefaisoit autre : Et le pis de ces guerres, c’est, que les chartes sont si meslées, vostre ennemy n’estant distingué d’avec vous d’aucune marque apparente, ny de langage, ny de port, nourry en mesmes loix, mœurs et mesme air, qu’il est mal-aisé d’y eviter confusion et desordre. Cela me faisoit craindre à moy-mesme de r’encontrer nos trouppes, en lieu où je ne fusse cogneu, pour n’estre en peine de dire mon nom, et de pis à l’advanture. Comme il m’estoit autrefois advenu : car en un tel mescompte, je perdis et hommes et chevaux, et m’y tua lon miserablement, entre autres, un page gentil-homme Italien, que je nourrissois soigneusement ; et fut estainte en luy une tresbelle enfance, et pleine de grande esperance. Mais cettuy-cy en avoit une frayeur si esperduë, et je le voyois si mort à chasque rencontre d’hommes à cheval, et passage de villes, qui tenoient pour le Roy, que je devinay en fin que c’estoient alarmes que sa conscience luy donnoit. Il sembloit à ce pauvre homme qu’au travers de son masque et des croix de sa cazaque on iroit lire jusques dans son cœur, ses secrettes intentions. Tant est merveilleux l’effort de la conscience : Elle nous fait trahir, accuser, et combattre nous mesmes, et à faute de tesmoing estranger, elle nous produit contre nous,
Occultum quatiens animo tortore flagellum.
Ce conte est en la bouche des enfans. Bessus Poeonien reproché d’avoir de gayeté de cœur abbatu un nid de moineaux, et les avoir tuez : disoit avoir eu raison, par ce que ces oysillons ne cessoient de l’accuser faucement du meurtre de son pere. Ce parricide jusques lors avoit esté occulte et inconnu : mais les furies vengeresses de la conscience, le firent mettre hors à celuy mesmes qui en devoit porter la penitence.
Hesiode corrige le dire de Platon, que la peine suit de bien pres le peché : car il dit qu’elle naist en l’instant et quant et quant le peché. Quiconque attent la peine, il la souffre, et quiconque l’a meritée, l’attend. La meschanceté fabrique des tourmens contre soy.
Malum consilium consultori pessimum.
Comme la mouche guespe picque et offence autruy, mais plus soy-mesme, car elle y perd son esguillon et sa force pour jamais ;
vitásque in vulnere ponunt.
Les Cantharides ont en elles quelque partie qui sert contre leur poison de contrepoison, par une contrarieté de nature. Aussi à mesme qu’on prend le plaisir au vice, il s’engendre un desplaisir contraire en la conscience, qui nous tourmente de plusieurs imaginations penibles, veillans et dormans,
Quippe ubi se multi per somnia sæpe loquentes
Aut morbo delirantes procraxe ferantur,
Et celata diu in medium peccata dedisse.
Apollodorus songeoit qu’il se voyoit escorcher par les Scythes, et puis bouillir dedans une marmitte, et que son cœur murmuroit en disant ; Je te suis cause de tous ces maux. Aucune cachette ne sert aux meschans, disoit Epicurus, par ce qu’ils ne se peuvent asseurer d’estre cachez, la conscience les descouvrant à eux mesmes,
prima est hæc ultio, quod se
Judice nemo nocens absoluitur.
Comme elle nous remplit de crainte, aussi fait elle d’asseurance et de confiance. Et je puis dire avoir marché en plusieurs hazards, d’un pas bien plus ferme, en consideration de la secrette science que j’avois de ma volonté, et innocence de mes desseins.
Conscia mens ut cuique sua est, ita concipit intra
Pectora pro facto, spemque metùmque suo.
Il y en a mille exemples : il suffira d’en alleguer trois de mesme personnage.
Scipion estant un jour accusé devant le peuple Romain d’une accusation importante, au lieu de s’excuser ou de flatter ses juges : Il vous siera bien, leur dit-il, de vouloir entreprendre de juger de la teste de celuy, par le moyen duquel vous avez l’authorité de juger de tout le monde. Et un’autrefois, pour toute responce aux imputations que luy mettoit sus un Tribun du peuple, au lieu de plaider sa cause : Allons, dit-il, mes citoyens, allons rendre graces aux Dieux de la victoire qu’ils me donnarent contre les Carthaginois en pareil jour que cettuy-cy ; et, se mettant à marcher devant vers le temple, voylà toute l’assemblé et son accusateur mesmes à sa suite. Et Petilius ayant esté suscité par Caton pour luy demander conte de l’argent manié en la province d’Antioche, Scipion, estant venu au Senat pour cet effect, produisit le livre des raisons qu’il avoit dessoubs sa robbe, et dit que ce livre en contenoit au vray la recepte et la mise ; mais, comme on le luy demanda pour le mettre au greffe, il le refusa, disant ne se vouloir pas faire cette honte à soy mesme ; et, de ses mains, en la presence du senat, le deschira et mit en pieces. Je ne croy pas qu’une ame cauterizée sçeut contrefaire une telle asseurance. Il avoit le cœur trop gros de nature et accoustumé à trop haute fortune, dict Tite Live, pour qu’il sceut estre criminel et se desmettre à la bassesse de deffendre son innocence. C’est une dangereuse invention que celle des gehenes, et semble que ce soit plustost un essay de patience que de vérité. Et celuy qui les peut souffrir, cache la verité, et celuy qui ne les peut souffrir. Car pourquoy la douleur me fera elle plustost confesser ce qui en est, qu’elle ne me forcera de dire ce qui n’est pas ? Et, au rebours, si celuy qui n’a pas fait ce dequoy on l’accuse, est assez patient pour supporter ces tourments, pourquoy ne le sera celuy qui l’a fait, un si beau guerdon que de la vie luy estant proposé ? Je pense que le fondement de cette invention est appuyé sur la consideration de l’effort de la conscience. Car, au coulpable, il semble qu’elle aide à la torture pour luy faire confesser sa faute, et qu’elle l’affoiblisse ; et, de l’autre part, qu’elle fortifie l’innocent contre la torture. Pour dire vray, c’est un moyen plein d’incertitude et de danger. Que ne diroit on, que ne feroit on pour fuyr à si griefves douleurs ?
Etiam innocentes cogit mentiri dolor.
D’où il advient que celuy que le juge a gehenné, pour ne le faire mourir innocent, il le face mourir et innocent et gehenné. Mille et mille en ont chargé leur teste de fauces confessions. Entre lesquels je loge Philotas, considerant les circonstances du procez qu’Alexandre luy fit et le progrez de sa geine. Mais tant y a que c’est, dict on, le moins mal que l’humaine foiblesse aye peu inventer. Bien inhumainement pourtant et bien inutilement, à mon advis’ Plusieurs nations, moins barbares en cela que la grecque et la romaine qui les en appellent, estiment horrible et cruel de tourmenter et desrompre un homme de la faute duquel vous estes encores en doubte. Que peut il mais de vostre ignorance ? Estes-vous pas injustes, qui, pour ne le tuer sans occasion, luy faites pis que le tuer ? Qu’il soit ainsi : voyez combien de fois il ayme mieux mourir sans raison que de passer par cete information plus penible que le supplice, et qui souvent, par son aspreté, devance le supplice, et l’execute. Je ne sçay d’où je tiens ce conte, mais il rapporte exactement la conscience de nostre justice. Une femme de village accusoit devant un general d’armée, grand justicier, un soldat pour avoir arraché à ses petits enfans ce peu de bouillie qui luy restoit à les substanter, cette armée ayant ravagé tous les villages à l’environ. De preuve, il n’y en avoit point. Le general, après avoir sommé la femme de regarder bien à ce qu’elle disoit, d’autant qu’elle seroit coupable de son accusation si elle mentoit, et elle persistant, il fit ouvrir le ventre au soldat pour s’esclaircir de la vérité du faict. Et la femme se trouva avoir raison. Condemnation instructive.
Michel de Montaigne, Essais