Retrouvez l’essai Couardise Mère de La Cruauté de Michel de Montaigne extrait du recueil de philosophie Essais (Livre 2 Chapitre 27) en pdf, vidéo streaming, écoute audio, lecture libre, texte gratuit et images à télécharger ainsi qu’un résumé et son analyse.
Auteur | Michel de Montaigne |
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Recueil | Les Essais de Montaigne |
Genre | Essai |
Courant | Humanisme |
Siècle de parution | 16ème siècle |
La vidéo
Le texte
Livre II – Chapitre XXVII
Couardise Mère de La Cruauté
J’AY souvent ouy dire que la couardise est mere de cruauté. Et ay par experience apperçeu que cette aigreur et aspreté de courage malitieux et inhumain s’accompaigne coustumierement de mollesse feminine. J’en ay veu des plus cruels, subjets à pleurer aiséement et pour des causes frivoles. Alexandre, tyran de Pheres, ne pouvoit souffrir d’ouyr au theatre le jeu des tragedies, de peur que ses citoyens ne le vissent gemir aus malheurs de Hecuba et d’Andromache, luy qui, sans pitié, faisoit cruellement meurtrir tant de gens tous les jours. Seroit-ce foiblesse d’ame qui les rendit ainsi ployables à toutes extremitez ? La vaillance (de qui c’est l’effect de s’exercer seulement contre la resistence,
Nec nisi bellantis gaudet cervice juvenci)
s’arreste à voir l’ennemy à sa mercy. Mais la pusillanimité, pour dire qu’elle est aussi de la feste, n’ayant peu se mesler à ce premier rolle, prend pour sa part le second, du massacre et du sang. Les meurtres des victoires s’exercent ordinairement par le peuple et par les officiers du bagage : et ce qui fait voir tant de cruautez inouies aux guerres populaires, c’est que cette canaille de vulgaire s’aguerrit et se gendarme à s’ensanglanter jusques aux coudes et à deschiqueter un corps à ses pieds, n’ayant resentiment d’autre vaillance :
Et lupus et turpes instant morientibus ursi,
Et quaecunque minor nobilitate fera est ;
comme les chiens couards, qui deschirent en la maison et mordent les peaux des bestes sauvages qu’ils n’ont osé attaquer aux champs. Qu’est-ce qui faict en ce temps nos querelles toutes mortelles ; et que, là où nos peres avoient quelque degré de vengeance, nous commençons à cette heure par le dernier, et ne se parle d’arrivée que de tuer : qu’est-ce, si ce n’est couardise ? Chacun sent bien qu’il y a plus de braverie et desdain à battre son ennemy qu’à l’achever, et de le faire bouquer que de le faire mourir. D’avantage que l’appetit de vengeance s’en assouvit et contente mieux, car elle ne vise qu’à donner ressentiment de soy. Voilà pourquoy nous n’attaquons pas une beste ou une pierre quand elle nous blesse, d’autant qu’elles sont incapables de sentir nostre revenche. Et de tuer un homme, c’est le mettre à l’abry de nostre offence. Et tout ainsi comme Bias crioit à un meschant homme : Je sçay que tost ou tard tu en seras puny, mais je crains que je ne le voye pas, et plaignoit les Orchomeniens de ce que la penitence que Lyciscus eut de la trahison contre eux commise, venoit en saison qu’il n’y avoit personne de reste de ceux qui en avoient esté interessez et ausquels devoit toucher le plaisir de cette penitence : tout ainsin est à plaindre la vengeance, quand celuy envers lequel elle s’employe, pert le moyen de la sentir ; car, comme le vengeur y veut voir pour en tirer du plaisir, il faut que celuy sur lequel il se venge, y voye aussi pour en souffrir du desplaisir et de la repentence. Il s’en repentira, disons nous. Et, pour luy avoir donné d’une pistolade en la teste, estimons nous qu’il s’en repente ? Au rebours, si nous nous en prenons garde, nous trouverons qu’il nous faict la moue en tombant : il ne nous en sçait pas seulement mauvais gré, c’est bien loing de s’en repentir. Et luy prestons le plus favorable de tous les offices de la vie, qui est de le faire mourir promptement et insensiblement. Nous sommes à coniller, à trotter et à fuir les officiers de la justice qui nous suivent, et luy est en repos. Le tuer est bon pour éviter l’offence à venir, non pour venger celle qui est faicte : c’est une action plus de crainte que de braverie, de precaution que de courage, de defense que d’entreprinse. Il est apparent que nous quittons par là et la vraye fin de la vengeance, et le soing de nostre reputation : nous craignons, s’il demeure en vie, qu’il nous recharge d’une pareille. Ce n’est pas contre luy, c’est pour toy que tu t’en deffais. Au royaume de Narsingue, cet expedient nous demoureroit inutile. Là, non seulement les gens de guerre, mais aussi les artisans demeslent leurs querelles à coups d’espée. Le Roy ne refuse point le camp à qui se veut battre, et assiste, quand ce sont personnes de qualité, estrenant le victorieux d’une chaisne d’or. Mais, pour laquelle conquerir, le premier à qui il en prend envie, peut venir aux armes avec celuy qui la porte ; et, pour s’estre desfaict d’un combat, il en a plusieurs sur les bras. Si nous pensions par vertu estre tousjours maistres de nostre ennemy et le gourmander à nostre poste, nous serions bien marris qu’il nous eschappast, comme il faict en mourant : nous voulons vaincre, mais plus surement que honorablement ; et cherchons plus la fin que la gloire en nostre querelle. Asinius Pollio, pour un honneste homme, representa une erreur pareille ; qui, ayant escrit des invectives contre Plancus, attendoit qu’il fust mort pour les publier. C’estoit faire la figue à un aveugle et dire des pouïlles à un sourd et offenser un homme sans sentiment, plus tost que d’encourir le hazard de son ressentiment. Aussi disoit on pour luy que ce n’estoit qu’aux lutins de luitter les morts. Celuy qui attend à veoir trespasser l’autheur duquel il veut combattre les escrits, que dict-il, si non qu’il est foible et noisif ? On disoit à Aristote que quelqu’un avoit mesdit de luy : Qu’il face plus, dict-il, qu’il me fouette, pourveu que je n’y soy pas. Nos peres se contentoient de revencher une injure par un démenti, un démenti par un coup, et ainsi par ordre. Ils estoient assez valeureux pour ne craindre pas leur ennemy vivant et outragé. Nous tremblons de frayeur tant que nous le voyons en pieds. Et qu’il soit ainsi, nostre belle pratique d’aujourd’huy porte elle pas de poursuyvre à mort aussi bien celuy que nous avons offencé, que celuy qui nous a offencez ? C’est aussi une image de lacheté qui a introduit en nos combats singuliers cet usage de nous accompaigner de seconds, et tiers, et quarts. C’estoit anciennement des duels ; ce sont, à cette heure, rencontres et batailles. La solitude faisoit peur aux premiers qui l’inventerent : Cum in se cuique minimum fidutiae esset. Car naturellement quelque compaignie que ce soit apporte confort et soulagement au dangier. On se servoit anciennement de personnes tierces pour garder qu’il ne s’y fit desordre et desloyauté et pour tesmoigner de la fortune du combat ; mais depuis qu’on a pris ce train qu’ils s’y engagent eux mesmes, quiconque y est convié, ne peut honnestement s’y tenir comme spectateur, de peur qu’on ne luy attribue que ce soit faute ou d’affection ou de cœur. Outre l’injustice d’une telle action, et vilenie, d’engager à la protection de vostre honneur autre valeur et force que la vostre, je trouve du desadvantage à un homme de bien et qui pleinement se fie de soy, d’aller mesler sa fortune à celle d’un second. Chacun court assez de hazard pour soy, sans le courir encore pour un autre, et a assez à faire à s’asseurer en sa propre vertu pour la deffence de sa vie, sans commettre chose si chere en mains tierces. Car, s’il n’a esté expressement marchandé au contraire, des quatre, c’est une partie liée. Si vostre second est à terre, vous en avez deux sur les bras, avec raison. Et de dire que c’est supercherie, elle l’est voirement, comme de charger, bien armé, un homme qui n’a qu’un tronçon d’espée, ou, tout sain, un homme qui est desjà fort blessé. Mais si ce sont avantages que vous ayez gaigné en combatant, vous vous en pouvez servir sans reproche. La disparité et inegalité ne se poise et considere que de l’estat en quoy se commence la meslée ; du reste prenez vous en à la fortune. Et, quand vous en aurez tout seul trois sur vous, vos deux compaignons s’estant laissez tuer, on ne vous fait non plus de tort que je ferois, à la guerre, de donner un coup d’espée à l’ennemy que je verrois attaché à l’un des nostres, de pareil avantage. La nature de la societé porte, où il y a trouppe contre trouppe (comme où nostre Duc d’Orleans deffia le Roy d’Angleterre Henry, cent contre cent ; trois cents contre autant, comme les Argiens contre les Lacedemoniens ; trois à trois comme les Horatiens contre les Curiatiens), que la multitude de chaque part n’est considerée que pour un homme seul. Partout où il y a compaignie, le hazard y est confus et meslé. J’ay interest domestique à ce discours : car mon frere, sieur de Matecolom, fut convié, à Rome, à seconder un gentil-homme qu’il ne cognoissoit guere, lequel estoit deffendeur et appelé par un autre. En ce combat il se trouva de fortune avoir en teste un qui luy estoit plus voisin et plus cogneu (je voudrois qu’on me fit raison de ces loix d’honneur qui vont si souvent choquant et troublant celles de la raison) ; apres s’estre desfaict de son homme, voyant les deux maistres de la querelle en pieds encores et entiers, il alla descharger son compaignon. Que pouvoit il moins ? devoit-il se tenir coy et regarder deffaire, si le sort l’eust ainsi voulu, celuy pour la deffence duquel il estoit là venu ? ce qu’il avoit faict jusques alors, ne servoit rien à la besoingne : la querelle estoit indecise. La courtoisie que vous pouvez et certes devés faire à vostre ennemy, quand vous l’avez reduict en mauvais termes et à quelque grand desadvantage, je ne vois pas comment vous la puissiez faire, quand il va de l’interest d’autruy, où vous n’estes que suivant, où la dispute n’est pas vostre. Il ne pouvoit estre ny juste, ny courtois, au hazard de celuy auquel il s’estoit presté. Aussi fut-il delivré des prisons d’Italie par une bien soudaine et solenne recommandation de nostre Roy. Indiscrette nation ! nous ne nous contentons pas de faire sçavoir nos vices et folies au monde par reputation, nous allons aux nations estrangeres pour les leur faire voir en presence. Mettez trois françois aux deserts de Lybie, ils ne seront pas un mois ensemble sans se harceler et esgratigner : vous diriez que cette peregrination est une partie dressée pour donner aux estrangers le plaisir de nos tragedies, et le plus souvent à tels que s’esjouyssent de nos maux et qui s’en moquent. Nous allons apprendre en Italie à escrimer, et l’exerçons aux despens de nos vies avant que de le sçavoir. Si faudroit-il, suyvant l’ordre de la discipline, mettre la theorique avant la practique : nous trahissons nostre apprentissage :
Primitiae juvenum miserae, bellique futuri
Dura rudimenta.
Je sçay bien que c’est un art utile à sa fin (au duel des deux Princes, cousins germains, en Hespaigne, le plus vieux, dict Tite-Live, par l’addresse des armes et par ruse, surmonta facilement les forces estourdies du plus jeune) et, comme j’ay cognu par experience, duquel la cognoissance a grossi le cœur à aucuns outre leur mesure naturelle ; mais ce n’est pas proprement vertu, puis qu’elle tire son appuy de l’addresse et qu’elle prend autre fondement que de soy-mesme. L’honneur des combats consiste en la jalousie du courage, non de la science ; et pourtant ay-je veu quelqu’un de mes amis, renommé pour grand maistre en cet exercice, choisir en ses querelles des armes qui luy ostassent le moyen de cet advantage, et lesquelles dépendoient entierement de la fortune et de l’asseurance, affin qu’on n’attribuast sa victoire plustost à son escrime qu’à sa valeur ; et, en mon enfance, la noblesse fuyoit la reputation de bon escrimeur comme injurieuse, et se desroboit pour l’apprendre, comme un mestier de subtilité, desrogeant à la vraye et naifve vertu,
Non schivar, non parar, non ritirarsi
Voglion costor, ne qui destrezza ha parte.
Non danno i colpi finti, hor pieni, hor scarsi :
Toglie l’ira e il furor l’uso de l’arte.
Odi le spade horribilmente urtarsi
A mezzo il ferro ; il pie d’orma non parte :
Sempre è il pie fermo, è la man sempre in moto ;
Ne scende taglio in van, ne punta à voto.
Les butes, les tournois, les barrieres, l’image des combats guerriers estoient l’exercice de nos peres : cet autre exercice est d’autant moins noble qu’il ne regarde qu’une fin privée, qui nous apprend à nous entreruyner, contre les loix et la justice, et qui en toute façon produict tousjours des effects dommageables. Il est bien plus digne et mieux seant de s’exercer en choses qui asseurent, non qui offencent nostre police, qui regardent la publique seurté et la gloire commune. Publius Rutilius consul fut le premier qui instruisist le soldat à manier ses armes par adresse et science, qui conjoingnist l’art à la vertu, non pour l’usage de querelle privée ; ce fut pour la guerre et querelles du peuple Romain. Escrime populaire et civile. Et, outre l’exemple de Caesar, qui ordonna aux siens de tirer principalement au visage des gendarmes de Pompeius en la bataille de Pharsale, mille autres chefs de guerre se sont ainsin advisez d’inventer nouvelle forme d’armes, nouvelle forme de frapper et de se couvrir selon le besoin de l’affaire present. Mais, tout ainsi que Philopoemen condamna la luicte, en quoy il excelloit, d’autant que les preparatifs qu’on employoit à cet exercice, estoient divers à ceux qui appartiennent à la discipline militaire, à laquelle seule il estimoit les gens d’honneur se devoir amuser, il me semble aussi que cette adresse à quoy on façonne ses membres, ces destours et mouvemens à quoy on exerce la jeunesse en cette nouvelle eschole, sont non seulement inutiles, mais contraires plustost et dommageables à l’usage du combat militaire. Aussi y emploient nos gens communéement des armes particulieres et peculierement destinées à cet usage. Et j’ay veu qu’on ne trouvoit guere bon qu’un gentil-homme, convié à l’espée et au poignard, s’offrit en equipage de gendarme. Il est digne de consideration que Lachez en Platon, parlant d’un apprentissage de manier les armes, conforme au nostre, dict n’avoir jamais de cette eschole veu sortir nul grand homme de guerre et nomméement des maistres d’icelle. Quand à ceux-là, nostre experience en dict bien autant. Du reste au-moins pouvons nous dire que ce sont suffisances de nulle relation et correspondance. Et en l’institution des enfans de sa police, Platon interdict les arts de mener les poings, introduictes par Amycus et Epeius, et de luiter, par Antaeus et Cercyo, par ce qu’elles ont autre but que de rendre la jeunesse plus apte au service des guerres et n’y conferent point. Mais je m’en vois un peu bien à gauche de mon theme. L’Empereur Maurice, estant adverty par songes et plusieurs prognostiques qu’un Phocas, soldat pour lors inconnu, le devoit tuer, demandoit à son gendre Philippe qui estoit ce Phocas, sa nature, ses conditions et ses meurs ; et comme, entre autres choses, Philippe luy dit qu’il estoit lasche et craintif, l’Empereur conclud incontinent par là qu’il estoit doncq meurtrier et cruel. Qui rend les Tyrans si sanguinaires ? c’est le soing de leur seurté, et que leur lache cœur ne leur fournit d’autres moyens de s’asseurer, qu’en exterminant ceux qui les peuvent offencer, jusques aux femmes, de peur d’une esgratigneure,
Cuncta ferit, dum cuncta timet.
Les premieres cruautez s’exercent pour elles mesmes : de là s’engendre la crainte d’une juste revanche, qui produict apres une enfilure de nouvelles cruautez pour les estouffer les unes par les autres. Philippus, Roy de Macedoine, celuy qui eut tant de fusées à demesler avec le peuple Romain, agité de l’horreur des meurtres commis par son ordonnance, ne se pouvant resoudre contre tant de familles en divers temps offensées, print party de se saisir de tous les enfans de ceux qu’il avoit faict tuer, pour, de jour en jour, les perdre l’un apres l’autre, et ainsin establir son repos. Les belles matieres tiennent tousjours bien leur reng, en quelque place qu’on les seme. Moi, qui ay plus de soin du poids et utilité des discours que de leur ordre et suite, ne doy pas craindre de loger icy un peu à l’escart une tres-belle histoire. Entre les autres condamnez par Philippus, avoit esté un Herodicus, prince des Thessaliens. Apres luy, il avoit encore depuis faict mourir ses deux gendres, laissants chacun un fils bien petit. Theoxena et Archo estoyent les deux vefves. Theoxena ne peut estre induite à se remarier, en estant fort poursuyvie. Archo espousa Poris, le premier homme d’entre les Aeniens, et en eut nombre d’enfans, qu’elle laissa tous en bas aage. Theoxena, espoinçonnée d’une charité maternelle envers ses nepveux, pour les avoir en sa conduite et protection, espousa Poris. Voicy venir la proclamation de l’edict du Roy. Cette courageuse mere, se deffiant et de la cruauté de Philippus et de la licence de ses satellites envers cette belle et tendre jeunesse, osa dire qu’elle les tueroit plustost de ses mains que de les rendre. Poris, effrayé de cette protestation, luy promet de les desrober et emporter à Athenes en la garde d’aucuns siens hostes fidelles. Ils prennent occasion d’une feste annuelle qui se celebroit à Aenie en l’honneur d’Aeneas, et s’y en vont. Ayant assisté le jour aux ceremonies et banquet publique, la nuit ils s’escoulent dans un vaisseau preparé, pour gaigner païs par mer. Le vent leur fut contraire ; et, se trouvans l’endemain en la veue de la terre d’où ils avoyent desmaré, furent suivis par les gardes des ports. Au joindre, Poris s’enbesoignant à haster les mariniers pour la fuite, Theoxena, forcenée d’amour et de vengeance, se rejetta à sa premiere proposition ; faict apprest d’armes et de poison ; et, les presentant à leur veue : Or sus, mes enfans, la mort est meshuy le seul moyen de vostre defense et liberté, et sera matiere aux Dieux de leur saincte justice ; ces espées traictes, ces couppes vous en ouvrent l’entrée : courage’Et toy, mon fils, qui es plus grand, empoigne ce fer, pour mourir de la mort plus forte. Ayants d’un costé cette vigoureuse conseillere, les ennemis de l’autre à leur gorge, ils coururent de furie chacun à ce qui luy fut le plus à main ; et, demi morts, furent jettez en la mer. Theoxena, fiere d’avoir si glorieusemant pourveu à la seureté de tous ses enfans, accolant chaudement son mary : Suivons ces garçons, mon amy, et jouyssons de mesme sepulture avec eux. Et, se tenant ainsin embrassez, se precipitarent ; de maniere que le vaisseau fut ramené à bord vuide de ses maistres. Les tyrans pour faire tous les deux ensemble, et tuer et faire sentir leur colere, ils ont employé toute leur suffisance à trouver moyen d’alonger la mort. Ils veulent que leurs ennemis s’en aillent, mais non pas si viste qu’ils n’ayent loisir de savourer leur vengeance. Là dessus ils sont en grand peine : car, si les tourments sont violents, ils sont courts ; s’ils sont longs, ils ne sont pas assez douloureux à leur gré : les voylà à dispenser leurs engins. Nous en voyons mille exemples en l’antiquité, et je ne sçay si, sans y penser, nous ne retenons pas quelque trace de cette barbarie. Tout ce qui est au delà de la mort simple, me semble pure cruauté : nostre justice ne peut esperer que celuy que la crainte de mourir et d’estre decapité ou pendu ne gardera de faillir, en soit empesché par l’imagination d’un feu languissant, ou des tenailles, ou de la roue. Et je ne sçay cependant si nous les jettons au desespoir : car en quel estat peut estre l’ame d’un homme attendant vingt-quatre heures la mort, brisé sur une roue, ou, à la vieille façon, cloué à une croix ? Josephe recite que, pendant les guerres des Romains en Judée, passant où l’on avoit crucifié quelques Juifs, il y avoit trois jours, reconneut trois de ses amis, et obtint de les oster de là ; les deux moururent, dit-il, l’autre vescut encore depuis. Chalcondyle, homme de foy, aux memoires qu’il a laissé des choses advenues de son temps et pres de luy, recite pour extreme supplice celuy que l’empereur Mechmed pratiquoit souvent, de faire trancher les hommes en deux parts par le faux du corps, à l’endroit du diaphragme et d’un seul coup de cimeterre, d’où il arrivoit qu’ils mourussent comme de deux morts à la fois ; et voyoit-on, dict-il, l’une et l’autre part pleine de vie se demener long temps apres, pressée de tourment. Je n’estime pas qu’il y eut grand sentiment en ce mouvement. Les supplices plus hideux à voir ne sont pas tousjours les plus forts à souffrir. Et trouve plus atroce ce que d’autres historiens en recitent contre des seigneurs Epirotes, qu’il les feit escorcher par le menu d’une dispensation si malitieusement ordonnée, que leur vie dura quinze jours à cette angoisse. Et ces deux autres : Croesus ayant faict prendre un gentil-homme, favori de Pantaleon, son frere, le mena en la boutique d’un foulon, où il le fit tant grater et carder à coups de cardes et peignes de ce cardeur, qu’il en mourut. George Sechel, chef de ces paysans de Poloingne qui, soubs titre de la croisade, firent tant de maux, deffaict en bataille par le Vaivode de Transsilvanie et prins, fut trois jours attaché nud sur un chevalet, exposé à toutes les manieres de tourmens que chacun pouvoit inventer contre luy, pendant lequel temps on ne donna ny à manger ny à boire aux autres prisonniers. En fin, luy vivant et voyant, on abbreuva de son sang Lucat, son cher frere, et pour le salut duquel il prioit, tirant sur soy toute l’envie de leurs meffaicts ; et fit l’on paistre vingt de ses plus favoris Capitaines, deschirans à belles dents sa chair et en engloutissants les morceaux. Le reste du corps et parties du dedans, luy expiré, furent mises bouillir, qu’on fit manger à d’autres de sa suite.
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