Découvrez le poème Femmes Damnées (À la pâle clarté…) de Charles Baudelaire extrait du recueil de poésie Les Fleurs du Mal en eBook gratuit, ePub, pdf, vidéo et écoute audio. Retrouvez cette œuvre parue au 19ème siècle, illustrant les courants du Parnasse et du Symbolisme, en lecture libre, texte et image à télécharger du poète.
Auteur | Charles Baudelaire |
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Recueil | Les Fleurs du Mal |
Genre | Poésie |
Courant | Parnasse, Symbolisme |
Siècle de parution | 19ème siècle |
La vidéo
Le texte
Femmes Damnées (À la pâle clarté…)
À la pâle clarté des lampes languissantes,
Sur de profonds coussins tout imprégnés d’odeur,
Hippolyte rêvait aux caresses puissantes
Qui levaient le rideau de sa jeune candeur.
Elle cherchait d’un œil troublé par la tempête
De sa naïveté le ciel déjà lointain,
Ainsi qu’un voyageur qui retourne la tête
Vers les horizons bleus dépassés le matin.
De ses yeux amortis les paresseuses larmes,
L’air brisé, la stupeur, la morne volupté,
Ses bras vaincus, jetés comme de vaines armes,
Tout servait, tout parait sa fragile beauté.
Étendue à ses pieds, calme et pleine de joie,
Delphine la couvait avec des yeux ardents,
Comme un animal fort qui surveille une proie,
Après l’avoir d’abord marquée avec les dents.
Beauté forte à genoux devant la beauté frêle,
Superbe, elle humait voluptueusement
Le vin de son triomphe, et s’allongeait vers elle
Comme pour recueillir un doux remercîment.
Elle cherchait dans l’œil de sa pâle victime
Le cantique muet que chante le plaisir
Et cette gratitude infinie et sublime
Qui sort de la paupière ainsi qu’un long soupir :
— « Hippolyte, cher cœur, que dis-tu de ces choses ?
Comprends-tu maintenant qu’il ne faut pas offrir
L’holocauste sacré de tes premières roses
Aux souffles violents qui pourraient les flétrir ?
Mes baisers sont légers comme ces éphémères
Qui caressent le soir les grands lacs transparents,
Et ceux de ton amant creuseront leurs ornières
Comme des chariots ou des socs déchirants ;
Ils passeront sur toi comme un lourd attelage
De chevaux et de bœufs aux sabots sans pitié….
Hippolyte, ô ma sœur ! tourne donc ton visage,
Toi, mon âme et mon cœur, mon tout et ma moitié,
Tourne vers moi tes yeux pleins d’azur et d’étoiles !
Pour un de ces regards charmants, baume divin,
Des plaisirs plus obscurs je leverai les voiles,
Et je t’endormirai dans un rêve sans fin ! »
Mais Hippolyte alors, levant sa jeune tête :
— « Je ne suis point ingrate et ne me repens pas,
Ma Delphine, je souffre et je suis inquiète,
Comme après un nocturne et terrible repas.
Je sens fondre sur moi de lourdes épouvantes
Et de noirs bataillons de fantômes épars,
Qui veulent me conduire en des routes mouvantes
Qu’un horizon sanglant ferme de toutes parts.
Avons-nous donc commis une action étrange ?
Explique, si tu peux, mon trouble et mon effroi :
Je frissonne de peur quand tu me dis : mon ange !
Et cependant je sens ma bouche aller vers toi.
Ne me regarde pas ainsi, toi, ma pensée,
Toi que j’aime à jamais, ma sœur d’élection,
Quand même tu serais une embûche dressée,
Et le commencement de ma perdition ! »
Delphine secouant sa crinière tragique,
Et comme trépignant sur le trépied de fer,
L’œil fatal, répondit d’une voix despotique :
— « Qui donc devant l’amour ose parler d’enfer ?
Maudit soit à jamais le rêveur inutile,
Qui voulut le premier dans sa stupidité,
S’éprenant d’un problême insoluble et stérile,
Aux choses de l’amour mêler l’honnêteté !
Celui qui veut unir dans un accord mystique
L’ombre avec la chaleur, la nuit avec le jour,
Ne chauffera jamais son corps paralytique
À ce rouge soleil que l’on nomme l’amour !
Va, si tu veux, chercher un fiancé stupide ;
Cours offrir un cœur vierge à ses cruels baisers ;
Et, pleine de remords et d’horreur, et livide,
Tu me rapporteras tes seins stigmatisés ;
On ne peut ici bas contenter qu’un seul maître ! »
Mais l’enfant, épanchant une immense douleur,
Cria soudain : — « Je sens s’élargir dans mon être
Un abîme béant ; cet abîme est mon cœur,
Brûlant comme un volcan, profond comme le vide ;
Rien ne rassasiera ce monstre gémissant
Et ne rafraîchira la soif de l’Euménide,
Qui, la torche à la main, le brûle jusqu’au sang.
Que nos rideaux fermés nous séparent du monde,
Et que la lassitude amène le repos !
Je veux m’anéantir dans ta gorge profonde,
Et trouver sur ton sein la fraîcheur des tombeaux. »
Descendez, descendez, lamentables victimes,
Descendez le chemin de l’enfer éternel ;
Plongez au plus profond du gouffre où tous les crimes,
Flagellés par un vent qui ne vient pas du ciel,
Bouillonnent pêle-mêle avec un bruit d’orage ;
Ombres folles, courez au but de vos désirs ;
Jamais vous ne pourrez assouvir votre rage,
Et votre châtiment naîtra de vos plaisirs.
Jamais un rayon frais n’éclaira vos cavernes ;
Par les fentes des murs des miasmes fiévreux
Filent en s’enflammant ainsi que des lanternes
Et pénètrent vos corps de leurs parfums affreux.
L’âpre stérilité de votre jouissance
Altère votre soif et roidit votre peau,
Et le vent furibond de la concupiscence
Fait claquer votre chair ainsi qu’un vieux drapeau.
Loin des peuples vivants, errantes, condamnées,
À travers les déserts courez comme les loups ;
Faites votre destin, âmes désordonnées,
Et fuyez l’infini que vous portez en vous !
Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal