Retrouvez l’essai Des Plus Excellens Hommes de Michel de Montaigne extrait du recueil de philosophie Essais (Livre 2 Chapitre 36) en pdf, vidéo streaming, écoute audio, lecture libre, texte gratuit et images à télécharger ainsi qu’un résumé et son analyse.
Auteur | Michel de Montaigne |
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Recueil | Les Essais de Montaigne |
Genre | Essai |
Courant | Humanisme |
Siècle de parution | 16ème siècle |
La vidéo
Le texte
Livre II – Chapitre XXXVI
Des Plus Excellens Hommes
SI on me demandoit le chois de tous les hommes qui sont venus à ma connoissance, il me semble en trouver trois excellens au dessus de tous les autres. L’un Homere : non pas qu’Aristote ou Varro (pour exemple) ne fussent à l’adventure aussi sçavans que luy, ny possible encore qu’en son art mesme Vergile ne luy soit comparable : je le laisse à juger à ceux qui les connoissent tous deux. Moy qui n’en connoy que l’un, puis dire cela seulement selon ma portée, que je ne croy pas que les Muses mesmes allassent au delà du Romain :
Tale facit carmen docta testudine, quale
Cynthius impositis temperat articulis.
Toutesfois, en ce jugement, encore ne faudroit il pas oublier que c’est principalement d’Homere que Vergile tient sa suffisance ; que c’est son guide et maistre d’escole, et qu’un seul traict de l’Iliade a fourny de corps et de matiere à cette grande et divine Eneide. Ce n’est pas ainsi que je conte : j’y mesle plusieurs autres circonstances qui me rendent ce personnage admirable, quasi au dessus de l’humaine condition. Et, à la verité, je m’estonne souvent que luy, qui a produit et mis en credit au monde plusieurs deitez par son auctorité, n’a gaigné reng de Dieu luy mesme. Estant aveugle, indigent ; estant avant que les sciences fussent redigées en regle et observations certaines, il les a tant connues que tous ceux qui se sont meslez depuis d’establir des polices, de conduire guerres, et d’escrire ou de la religion ou de la philosophie, en quelque secte que ce soit, ou des ars, se sont servis de luy comme d’un maistre tres-parfaict en la connoissance de toutes choses, et de ses livres comme d’une pepiniere de toute espece de suffisance,
Qui quid sit pulchrum, quid turpe, quid utile, quid non,
Plenius ac melius Chrysippo ac Crantore dicit ;
et, comme dit l’autre,
A quo, ceu fonte perenni,
Vatum Pyeriis labra rigantur aquis.
Et l’autre,
Adde Heliconiadum comites, quorum unus Homerus
Astra potitus.
Et l’autre,
Cujusque ex ore profuso
Omnis posteritas latices in carmina duxit,
Amnémque in tenues ausa est deducere rivos,
Unius foecunda bonis.
C’est contre l’ordre de nature qu’il a faict la plus excellente production qui puisse estre : car la naissance ordinaire des choses, elle est imparfaicte ; elles s’augmentent, se fortifient par l’accroissance : l’enfance de la poësie et de plusieurs autres sciences, il l’a rendue meure, parfaicte et accomplie. A cette cause le peut on nommer le premier et dernier des poëtes, suyvant ce beau tesmoignage que l’antiquité nous a laissé de luy, que, n’ayant eu nul qu’il peut imiter avant luy, il n’a eu nul apres luy qui le peut imiter. Ses parolles, selon Aristote, sont les seules parolles qui ayent mouvement et action ; ce sont les seuls mots substantiels. Alexandre le grand, ayant rencontré parmy les despouilles de Darius un riche coffret, ordonna que on le luy reservat pour y loger son Homere, disant que c’estoit le meilleur et plus fidelle conseiller qu’il eut en ses affaires militaires. Pour cette mesme raison disoit Cleomenes, fils d’Anaxandridas, que c’estoit le Poëte des Lacedemoniens, par ce qu’il estoit tres-bon maistre de la discipline guerriere. Cette louange singuliere et particuliere luy est aussi demeurée, au jugement de Plutarque, que c’est le seul autheur du monde qui n’a jamais soulé ne dégousté les hommes, se montrant aux lecteurs tousjours tout autre, et fleurissant tousjours en nouvelle grace. Ce folastre d’Alcibiades, ayant demandé à un qui faisoit profession des lettres, un livre d’Homere, luy donna un soufflet par ce qu’il n’en avoit point : comme qui trouveroit un de nos prestres sans breviaire. Xenophanes se pleignoit un jour à Hieron, tyran de Syracuse, de ce qu’il estoit si pauvre qu’il n’avoit dequoy nourrir deux serviteurs : Et quoy, luy respondit-il, Homere, qui estoit beaucoup plus pauvre que toy, en nourrit bien plus de dix mille, tout mort qu’il est. Que n’estoit ce dire, à Panaetius, quand il nommoit Platon l’Homere des philosophes ? Outre cela, quelle gloire se peut comparer à la sienne ? Il n’est rien qui vive en la bouche des hommes comme son nom et ses ouvrages ; rien si cogneu et si reçeu que Troye, Helene et ses guerres, qui ne furent à l’advanture jamais. Nos enfans s’appellent encore des noms qu’il forgea il y a plus de trois mille ans. Qui ne cognoit Hector et Achilles ? Non seulement aucunes races particulieres, mais la plus part des nations cherchent origine en ses inventions. Mahumet, second de ce nom, Empereur des Turcs, escrivant à nostre Pape Pie second : Je m’estonne, dit-il, comment les Italiens se bandent contre moy, attendu que nous avons nostre origine commune des Troyens, et que j’ay comme eux interest de venger le sang d’Hector sur les Grecs, lesquels ils vont favorisant contre moy. N’est-ce pas une noble farce de laquelle les Roys, les choses publiques et les Empereurs vont jouant leur personnage tant de siecles, et à laquelle tout ce grand univers sert de theatre ? Sept villes Grecques entrarent en debat du lieu de sa naissance, tant son obscurité mesmes luy apporta d’honneur :
Smyrna, Rhodos, Colophon, Salamis, Chios, Argos, Athemae.
L’autre, Alexandre le Grand. Car qui considerera l’aage qu’il commença ses entreprises ; le peu de moyen avec lequel il fit un si glorieux dessein ; l’authorité qu’il gaigna en cette sienne enfance parmy les plus grands et experimentez capitaines du monde desquels il estoit suyvi ; la faveur extraordinaire dequoy fortune embrassa et favorisa tant de siens exploits hazardeux, et à peu que je ne die temeraires :
impellens quicquid sibi summa petenti
Obstaret, gaudensque viam fecisse ruina ; cette grandeur, d’avoir, à l’aage de trente trois ans, passé victorieux toute la terre habitable, et en une demye vie avoir atteint tout l’effort de l’humaine nature, si que vous ne pouvez imaginer sa durée legitime et la continuation de son accroissance en vertu et en fortune jusques à un juste terme d’aage, que vous n’imaginez quelque chose au dessus de l’homme ; d’avoir faict naistre de ses soldats tant de branches royales, laissant apres sa mort le monde en partage à quatre successeurs, simples capitaines de son armée, desquels les descendans ont dépuis si long temps duré, maintenant cette grande possession ; tant d’excellentes vertus qui estoyent en luy, justice, temperance, liberalité, foy en ses parolles, amour envers les siens, humanité envers les vaincus (car ses meurs semblent à la verité n’avoir aucun juste reproche, ouy bien aucunes de ses actions particulieres, rares et extraordinaires ; mais il est impossible de conduire si grands mouvemens avec les reigles de la justice : telles gens veulent estre jugez en gros par la maistresse fin de leurs actions. La ruyne de Thebes, le meurtre de Menander et du Medecin d’Ephestion, de tant de prisonniers Persiens à un coup, d’une troupe de soldats Indiens non sans interest de sa parolle, des Cosseïens jusques aux petits enfans, sont saillies un peu mal excusables. Car, quant à Clytus, la faute en fut amendée outre son pois, et tesmoigne cette action, autant que toute autre, la debonnaireté de sa complexion, et que c’estoit de soy une complexion excellemment formée à la bonté ; et a esté ingenieusement dict de luy qu’il avoit de la Nature ses vertus, de la Fortune ses vices. Quant à ce qu’il estoit un peu vanteur, un peu trop impatient d’ouyr mesdire de soy, et quant à ses mangeoires, armes et mors ? qu’il fit semer aux Indes, toutes ces choses me semblent pouvoir estre condonnées à son aage et à l’estrange prosperité de sa fortune) ; qui considerera quand et quand tant de vertus militaires, diligence, pourvoyance, patience, discipline, subtilité, magnanimité, resolution, bonheur, en quoy, quand l’authorité d’Hannibal ne nous l’auroit apris, il a esté le premier des hommes ; les rares beautez et conditions de sa personne jusques au miracle ; ce port et ce venerable maintien soubs un visage si jeune, vermeil et flamboyant ;
Quem Venus ante alios astrorum diligit ignes,
Extulit os sacrum coelo, tenebrasque resolvit ;
l’excellence de son sçavoir et capacité ; la durée et grandeur de sa gloire, pure, nette, exempte de tache et d’envie ; et qu’encore long temps apres sa mort ce fut une religieuse croyance d’estimer que ses medailles portassent bon-heur à ceux qui les avoyent sur eux ; et que plus de Roys et Princes ont escrit ses gestes qu’autres Historiens n’ont escrit les gestes d’autre Roy ou Prince que ce soit, et qu’encore à present les Mahumetans, qui mesprisent toutes autres histoires, reçoivent et honnorent la sienne seule par special priviliege : il confessera, tout cela mis ensemble, que j’ay eu raison de le preferer à Caesar mesme, qui seul m’a peu mettre en doubte du chois. Et il ne se peut nier qu’il n’y aye plus du sien en ses exploits, plus de la fortune en ceux d’Alexandre. Ils ont eu plusieurs choses esgales, et Caesar à l’adventure aucunes plus grandes. Ce furent deux feux ou deux torrens a ravager le monde par divers endroits,
Et velut immissi diversis partibus ignes
Arentem in silvam et virgulta sonantia lauro,
Aut ubi decursu rapido de montibus altis
Dant sonitum spumosi amnes et in aequora currunt,
Quisque suum populatus iter.
Mais quand l’ambition de Caesar auroit de soy plus de moderation, elle a tant de mal’heur, ayant rencontré ce vilain subject de la ruyne de son pays et de l’empirement universel du monde, que toutes pieces ramassées et mises en la balance, je ne puis que je ne panche du costé d’Alexandre. Le tiers et le plus excellent, à mon gré, c’est Epaminondas. De gloire, il n’en a pas à beaucoup pres tant que d’autres (aussi n’est-ce pas une piece de la substance de la chose) ; de resolution et de vaillance, non pas de celle qui est esguisée par l’ambition, mais de celle que la sapience et la raison peuvent planter en une ame bien reglée, il en avoit tout ce qui s’en peut imaginer. De preuve de cette sienne vertu, il en a fait autant, à mon advis, qu’Alexandre mesme et que Caesar : car, encore que ses exploits de guerre ne soient ny si frequens ny si enflez, ils ne laissent pas pourtant, à les bien considerer et toutes leurs circonstances, d’estre aussi poisants et roides, et portant autant de tesmoignage de hardiesse et de suffisance militaire. Les Grecs luy ont faict cet honneur, sans contredit, de le nommer le premier homme d’entre eux : mais estre le premier de la Grece, c’est facilement estre le prime du monde. Quant à son sçavoir et suffisance, ce jugement ancien nous en est resté, que jamais homme ne sçeut tant, et parla si peu que luy. Car il estoit Pythagorique de secte. Et ce qu’il parla nul ne parla jamais mieux. Excellent orateur et tres-persuasif. Mais quant à ses meurs et conscience, il a de bien loing surpassé tous ceux qui se sont jamais meslé de manier affaires. Car en cette partie, qui doit estre principalement considerée, qui seule marque veritablement quels nous sommes, et laquelle je contrepoise seule à toutes les autres ensemble, il ne cede à aucun philosophe, non pas à Socrates mesme. En cettuy-cy l’innocence est une qualité propre, maistresse, constante, uniforme, incorruptible. Au parangon de laquelle elle paroist en Alexandre subalterne, incertaine, bigarrée, molle et fortuite. L’ancienneté jugea qu’à esplucher par le menu tous les autres grands capitaines, il se trouve en chascun quelque speciale qualité qui le rend illustre. En cettuy-cy seul, c’est une vertu et suffisance pleine par tout et pareille ; qui, en tous les offices de la vie humaine, ne laisse rien à desirer de soy, soit en occupation publique ou privée, ou paisible ou guerriere, soit à vivre, soit à mourir grandement et glorieusement. Je ne connois nulle ny forme ny fortune d’homme que je regarde avec tant d’honneur et d’amour. Il est bien vray que son obstination à la pauvreté, je la trouve aucunement scrupuleuse, comme elle est peinte par ses meilleurs amis. Et cette seule action, haute pour tant et tres digne d’admiration, je la sens un peu aigrette pour, par souhait mesme, m’en desirer l’imitation. Le seul Scipion Aemylian, qui luy donneroit une fin aussi fiere et illustre et la connoissance des sciences autant profonde et universelle, me pourroit mettre en doubte du chois. O quel desplaisir le temps m’a faict d’oster de nos yeux à poinct nommé, des premieres, la couple de vies justement la plus noble qui fust en Plutarque, de ces deux personages, par le commun consentement du monde l’un le premier des Grecs, l’autre des Romains ! Quelle matiere, quel oeuvrier ! Pour un homme non sainct, mais galant homme qu’ils nomment, de meurs civiles et communes, d’une hauteur moderée, la plus riche vie que je sçache à estre vescue entre les vivans, comme on dict, et estoffée de plus de riches parties et desirables, c’est, tout consideré, celle d’Alcibiades à mon gré. Mais quant à Epaminondas, pour exemple d’une excessive bonté, je veux adjouster icy aucunes de ses opinions. Le plus doux contentement qu’il eust en toute sa vie, il tesmoigna que c’estoit le plaisir qu’il avoit donné à son pere et à sa mere de sa victoire de Leuctres : il couche de beaucoup, preferant leur plaisir au sien si juste et si plein d’une tant glorieuse action. Il ne pensoit pas qu’il fut loisible, pour recouvrer mesmes la liberté de son pays, de tuer un homme sans connoissance de cause : voylà pourquoy il fut si froid à l’entreprise de Pelopidas, son compaignon, pour la delivrance de Thebes. Il tenoit aussi qu’en une bataille il falloit fuyr le rencontre d’un amy qui fut au party contraire, et l’espargner. Et son humanité à l’endroit des ennemis mesmes l’ayant mis en soupçon envers les Baeotiens de ce qu’apres avoir miraculeusement forcé les Lacedemoniens de luy ouvrir le pas qu’ils avoyent entreprins de garder à l’entrée de la Morée pres de Corinthe, il s’estoit contenté de leur avoir passé sur le ventre sans les poursuyvre à toute outrance, il fut deposé de l’estat de Capitaine general : tres-honorablement pour une telle cause et pour la honte que ce leur fut d’avoir par necessité à le remonter tantost apres en son degré, et reconnoistre combien de luy dependoit leur gloire et leur salut, la victoire le suyvant comme son ombre par tout où il guidast. La prosperité de son pays mourut aussi, comme elle estoit née, avec luy.
Michel de Montaigne, Essais