Retrouvez l’essai Du Démentir de Michel de Montaigne extrait du recueil de philosophie Essais (Livre 2 Chapitre 18) en pdf, vidéo streaming, écoute audio, lecture libre, texte gratuit et images à télécharger ainsi qu’un résumé et son analyse.
Auteur | Michel de Montaigne |
---|---|
Recueil | Les Essais de Montaigne |
Genre | Essai |
Courant | Humanisme |
Siècle de parution | 16ème siècle |
La vidéo
Le texte
Livre II – Chapitre XVIII
Du Démentir
VOIRE mais on me dira que ce dessein de se servir de soy pour subject à escrire, seroit excusable à des hommes rares et fameux qui, par leur reputation, auroyent donné quelque desir de leur cognoissance. Il est certain : je l’advoue ; et sçay bien que, pour voir un homme de la commune façon, à peine qu’un artisan leve les yeux de sa besongne, là où, pour voir un personnage grand et signalé arriver en une ville, les ouvroirs et les boutiques s’abandonnent. Il méssiet à tout autre de se faire cognoistre, qu’à celuy qui a dequoy se faire imiter, et duquel la vie et les opinions peuvent servir de patron. Caesar et Xenophon ont eu dequoy fonder et fermir leur narration en la grandeur de leurs faicts comme en une baze juste et solide. Ainsi sont à souhaiter les papiers journaux du grand Alexandre, les commentaires qu’Auguste, Caton, Sylla, Brutus et autres avoyent laissé de leurs gestes. De telles gens on ayme et estudie les figures, en cuyvre mesmes et en pierre. Cette remontrance est tres-vraie, mais elle ne me touche que bien peu :
Non recito cuiquam, nisi amicis, idque rogatus,
Non ubivis, coramve quibuslibet. In medio qui
Scripta foro recitent, sunt multi, quique lavantes.
Je ne dresse pas icy une statue à planter au carrefour d’une ville, ou dans une Église, ou place publique :
Non equidem hoc studeo, bullatis ut mihi nugis
Pagina turgescat.
Secreti loquimur.
C’est pour le coin d’une librairie, et pour en amuser un voisin, un parent, un amy, qui aura plaisir à me racointer et repratiquer en cett’ image. Les autres ont pris cœur de parler d’eux pour y avoir trouvé le subject digne et riche ; moy, au rebours, pour l’avoir trouvé si sterile et si maigre qu’il n’y peut eschoir soupçon d’ostentation. Je juge volontiers des actions d’autruy ; des miennes, je donne peu à juger à cause de leur nihilité. Je ne trouve pas tant de bien en moy que je ne le puisse dire sans rougir. Quel contentement me seroit ce d’ouir ainsi quelqu’un qui me recitast les meurs, le visage, la contenance, les parolles communes et les fortunes de mes ancestres’Combien j’y serois attentif’ Vrayement cela partiroit d’une mauvaise nature, d’avoir à mespris les portraits mesmes de nos amis et predecesseurs, la forme de leurs vestements et de leurs armes. J’en conserve l’escriture, le seing, des heures et un’espée peculiere qui leur a servi, et n’ay point chassé de mon cabinet des longues gaules que mon pere portoit ordinairement en la main. Paterna vestis et annulus tanto charior est posteris, quanto erga parentes major affectus. Si toutes-fois ma posterité est d’autre appetit, j’auray bien dequoy me revencher : car ils ne sçauroient faire moins de conte de moy que j’en feray d’eux en ce temps là. Tout le commerce que j’ay en cecy avec le publiq, c’est que j’emprunte les utils de son escripture, plus soudaine et plus aisée. En recompense, j’empescheray peut-estre que quelque coin de beurre ne se fonde au marché.
Ne toga cordyllis, ne penula desit olivis,
Et laxas scombris saepe dabo tunicas.
Et quand personne ne me lira, ay-je perdu mon temps de m’estre entretenu tant d’heures oisifves à pensements si utiles et aggreables ? Moulant sur moy cette figure, il m’a fallu si souvent dresser et composer pour m’extraire, que le patron s’en est fermy et aucunement formé soy-mesmes. Me peignant pour autruy, je me suis peint en moy de couleurs plus nettes que n’estoyent les miennes premieres. Je n’ay pas plus faict mon livre que mon livre m’a faict, livre consubstantiel à son autheur, d’une occupation propre, membre de ma vie ; non d’une occupation et fin tierce et estrangere comme tous autres livres. Ay-je perdu mon temps de m’estre rendu compte de moy si continuellement, si curieusement ? Car ceux qui se repassent par fantasie seulement et par langue quelque heure, ne s’examinent pas si primement, ny ne se penetrent, comme celuy qui en faict son estude, son ouvrage et son mestier, qui s’engage à un registre de durée, de toute sa foy, de toute sa force. Les plus delicieux plaisirs, si se digerent-ils au dedans, fuyent à laisser trace de soi, et fuyent la veue non seulement du peuple, mais d’un autre. Combien de fois m’a cette besongne diverty de cogitations ennuyeuses ! et doivent estre contées pour ennuyeuses toutes les frivoles. Nature nous a estrenez d’une large faculté à nous entretenir à part, et nous y appelle souvent pour nous apprendre que nous nous devons en partie à la société, mais en la meilleure partie à nous. Aux fins de renger ma fantasie à resver mesme par quelque ordre et projet, et la garder de se perdre et extravaguer au vent, il n’est que de donner corps et mettre en registre tant de menues pensées qui se presentent à elle. J’escoute à mes resveries par ce que j’ay à les enroller. Quant de fois, estant marry de quelque action que la civilité et la raison me prohiboient de reprendre à descouvert, m’en suis je icy desgorgé, non sans dessein de publique instruction ! Et si ces verges poétiques :
Zon dessus l’euil, zon sur le groin,
Zon sur le dos du Sagoin !
s’impriment encore mieux en papier qu’en la chair vifve. Quoy, si je preste un peu plus attentivement l’oreille aux livres, depuis que je guette si j’en pourray friponner quelque chose de quoy esmailler ou estayer le mien ? Je n’ay aucunement estudié pour faire un livre ; mais j’ay aucunement estudié pour ce que je l’avoy faict, si c’est aucunement estudier que effleurer et pincer par la teste ou par les pieds tantost un autheur, tantost un autre ; nullement pour former mes opinions ; ouy pour les assister pieç’a formées, seconder et servir. Mais, à qui croyrons nous parlant de soy, en une saison si gastée ? veu qu’il en est peu, ou point, à qui nous puissions croire, parlant d’autruy, où il y a moins d’interest à mentir. Le premier traict de la corruption des mœurs, c’est le bannissement de la verité : car, comme disoit Pindare, l’estre veritable est le commencement d’une grande vertu, et le premier article que Platon demande au gouverneur de sa republique. Nostre verité de maintenant, ce n’est pas ce qui est, mais ce qui se persuade à autruy : comme nous appellons monnoye non celle qui est loyalle seulement, mais la fauce aussi qui a mise. Nostre nation est de long temps reprochée de ce vice : car Salvianus Massiliensis, qui estoit du temps de Valentinian l’Empereur, dict qu’aux François le mentir et se parjurer n’est pas vice, mais une façon de parler. Qui voudroit encherir sur ce tesmoignage, il pourroit dire que ce leur est à present vertu. On s’y forme, on s’y façonne, comme à un exercice d’honneur ; car la dissimulation est des plus notables qualitez de ce siecle. Ainsi, j’ay souvent consideré d’où pouvoit naistre cette coustume, que nous observons si religieusement, de nous sentir plus aigrement offencez du reproche de ce vice, qui nous est si ordinaire, que de nul autre ; et que ce soit l’extreme injure qu’on nous puisse faire de parolle, que de nous reprocher la mensonge. Sur cela, je treuve qu’il est naturel de se defendre le plus des deffaux dequoy nous sommes le plus entachez. Il semble qu’en nous ressentans de l’accusation et nous en esmouvans, nous nous deschargeons aucunement de la coulpe ; si nous l’avons par effect, au-moins nous la condamnons par apparence. Seroit ce pas aussi que ce reproche semble envelopper la couardise et lacheté de cœur ? En est-il de plus expresse que se desdire de sa parolle ? quoy, se desdire de sa propre science ? C’est un vilein vice que le mentir, et qu’un ancien peint bien honteusement quand il dict que c’est donner tesmoignage de mespriser Dieu, et quand et quand de craindre les hommes. Il n’est pas possible d’en representer plus richement l’horreur, la vilité et le desreglement. Car que peut on imaginer plus vilain que d’estre couart à l’endroit des hommes et brave à l’endroit de Dieu ? Nostre intelligence se conduisant par la seule voye de la parolle, celuy qui la fauce, trahit la societé publique. C’est le seul util par le moien duquel se communiquent nos volontez et nos pensées, c’est le truchement de nostre ame : s’il nous faut, nous ne nous tenons plus, nous ne nous entreconnoissons plus. S’il nous trompe, il rompt tout nostre commerce et dissoult toutes les liaisons de nostre police. Certaines nations des nouvelles Indes (on n’a que faire d’en remarquer les noms, ils ne sont plus ; car jusques à l’entier abolissement des noms et ancienne cognoissance des lieux s’est estandue la desolation de cette conqueste, d’un merveilleux exemple et inouy) offroyent à leurs Dieux du sang humain, mais non autre que tiré de leur langue et oreilles, pour expiation du peché de la mensonge, tant ouye que prononcée. Ce bon compaignon de Grece disoit que les enfans s’amusent par les osselets, les hommes par les parolles. Quant aux divers usages de nos démentirs, et les loix de nostre honneur en cela, et les changemens qu’elles ont receu, je remets à une autre-fois d’en dire ce que j’en sçay ; et apprendray cependant, si je puis, en quel temps print commencement cette coustume de si exactement poiser et mesurer les parolles, et d’y attacher nostre honneur. Car il est aisé à juger qu’elle n’estoit pas anciennement entre les Romains et les Grecs. Et m’a semblé souvent nouveau et estrange de les voir se démentir et s’injurier, sans entrer pourtant en querelle. Les loix de leur devoir prenoient quelque autre voye que les nostres. On appelle Caesar tantost voleur, tantost yvrongne, à sa barbe. Nous voyons la liberté des invectives qu’ils font les uns contre les autres, je dy les plus grands chefs de guerre de l’une et l’autre nation, où les parolles se revenchent seulement par les parolles et ne se tirent à autre consequence.
Michel de Montaigne, Essais