Retrouvez l’essai Des Livres de Michel de Montaigne extrait du recueil de philosophie Essais (Livre 2 Chapitre 10) en pdf, vidéo streaming, écoute audio, lecture libre, texte gratuit et images à télécharger.
Auteur | Michel de Montaigne |
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Recueil | Les Essais de Montaigne |
Genre | Essai |
Courant | Humanisme |
Siècle de parution | 16ème siècle |
La vidéo
Le texte
Livre II – Chapitre X
Des Livres
JE ne fay point de doute, qu’il ne m’advienne souvent de parler de choses, qui sont mieux traictées chez les maistres du mestier, et plus veritablement. C’est icy purement l’essay de mes facultez naturelles, et nullement des acquises : Et qui me surprendra d’ignorance, il ne fera rien contre moy : car à peine respondroy-je à autruy de mes discours, qui ne m’en responds point à moy, ny n’en suis satisfaict. Qui sera en cherche de science, si la pesche où elle se loge : il n’est rien dequoy je face moins de profession. Ce sont icy mes fantasies, par lesquelles je ne tasche point à donner à connoistre les choses, mais moy : elles me seront à l’adventure connues un jour, ou l’ont autresfois esté, selon que la fortune m’a peu porter sur les lieux, où elles estoient esclaircies. Mais il ne m’en souvient plus.
Et si je suis homme de quelque leçon, je suis homme de nulle retention.
Ainsi je ne pleuvy aucune certitude, si ce n’est de faire connoistre jusques à quel poinct monte pour ceste heure, la connoissance que j’en ay. Qu’on ne s’attende pas aux matieres, mais à la façon que j’y donne.
Qu’on voye en ce que j’emprunte, si j’ay sçeu choisir dequoy rehausser ou secourir proprement l’invention, qui vient tousjours de moy. Car je fay dire aux autres, non à ma teste, mais à ma suite, ce que je ne puis si bien dire, par foiblesse de mon langage, ou par foiblesse de mon sens. Je ne compte pas mes emprunts, je les poise. Et si je les eusse voulu faire valoir par nombre, je m’en fusse chargé deux fois autant. Ils sont touts, ou fort peu s’en faut, de noms si fameux et anciens, qu’ils me semblent se nommer assez sans moy. Ez raisons, comparaisons, argumens, si j’en transplante quelcun en mon solage, et confons aux miens, à escient j’en cache l’autheur, pour tenir en bride la temerité de ces sentences hastives, qui se jettent sur toute sorte d’escrits : notamment jeunes escrits, d’hommes encore vivants : et en vulgaire, qui reçoit tout le monde à en parler, et qui semble convaincre la conception et le dessein vulgaire de mesmes. Je veux qu’ils donnent une nazarde à Plutarque sur mon nez, et qu’ils s’eschaudent à injurier Seneque en moy. Il faut musser ma foiblesse souz ces grands credits.
J’aimeray quelqu’un qui me sçache deplumer : je dy par clairté de jugement, et par la seule distinction de la force et beauté des propos. Car moy, qui, à faute de memoire, demeure court tous les coups, à les trier, par recognoissance de nation, sçay tresbien connoistre, à mesurer ma portée, que mon terroir n’est aucunement capable d’aucunes fleurs trop riches, que j’y trouve semées, et que tous les fruicts de mon creu ne les sçauroient payer.
De cecy suis-je tenu de respondre, si je m’empesche moy-mesme, s’il y a de la vanité et vice en mes discours, que je ne sente point, ou que je ne soye capable de sentir en me le representant. Car il eschappe souvent des fautes à nos yeux : mais la maladie du jugement consiste à ne les pouvoir appercevoir, lors qu’un autre nous les descouvre. La science et la verité peuvent loger chez nous sans jugement, et le jugement y peut aussi estre sans elles : voire la reconnoissance de l’ignorance est l’un des plus beaux et plus seurs tesmoignages de jugement que je trouve. Je n’ay point d’autre sergent de bande, à renger mes pieces, que la fortune. A mesme que mes resveries se presentent, je les entasse : tantost elles se pressent en foule, tantost elles se trainent à la file. Je veux qu’on voye mon pas naturel et ordinaire ainsi detraqué qu’il est. Je me laisse aller comme je me trouve. Aussi ne sont ce point icy matieres, qu’il ne soit pas permis d’ignorer, et d’en parler casuellement et temerairement.
Je souhaiterois avoir plus parfaicte intelligence des choses, mais je ne la veux pas achepter si cher qu’elle couste. Mon dessein est de passer doucement, et non laborieusement ce qui me reste de vie. Il n’est rien pourquoy je me vueille rompre la teste : non pas pour la science, de quelque grand prix qu’elle soit. Je ne cherche aux livres qu’à my donner du plaisir par un honneste amusement : ou si j’estudie, je n’y cherche que la science, qui traicte de la connoissance de moy-mesmes, et qui m’instruise à bien mourir et à bien vivre.
Has meus ad metas sudet oportet equus.
Les difficultez, si j’en rencontre en lisant, je n’en ronge pas mes ongles : je les laisse là, apres leur avoir faict une charge ou deux.
Si je m’y plantois, je m’y perdrois, et le temps : car j’ay un esprit primsautier : Ce que je ne voy de la premiere charge, je le voy moins en m’y obstinant. Je ne fay rien sans gayeté : et la continuation et contention trop ferme esblouït mon jugement, l’attriste, et le lasse. Ma veuë s’y confond, et s’y dissipe. Il faut que je la retire, et que je l’y remette à secousses : Tout ainsi que pour juger du lustre de l’escarlatte, on nous ordonne de passer les yeux pardessus, en la parcourant à diverses veuës, soudaines reprinses et reiterées.
Si ce livre me fasche, j’en prens un autre, et ne m’y addonne qu’aux heures, où l’ennuy de rien faire commence à me saisir. Je ne me prens gueres aux nouveaux, pour ce que les anciens me semblent plus pleins et plus roides : ny aux Grecs, par ce que mon jugement ne sçait pas faire ses besoignes d’une puerile et apprantisse intelligence.
Entre les livres simplement plaisans, je trouve des modernes, le Decameron de Boccace, Rabelays, et les Baisers de Jean second (s’il les faut loger sous ce tiltre) dignes qu’on s’y amuse. Quant aux Amadis, et telles sortes d’escrits, ils n’ont pas eu le credit d’arrester seulement mon enfance. Je diray encore cecy, ou hardiment, ou temerairement, que ceste vieille ame poisante, ne se laisse plus chatouiller, non seulement à l’Arioste, mais encores au bon Ovide : sa facilité, et ses inventions, qui m’ont ravy autresfois, à peine m’entretiennent elles à ceste heure.
Je dy librement mon advis de toutes choses, voire et de celles qui surpassent à l’adventure ma suffisance, et que je ne tiens aucunement estre de ma jurisdiction. Ce que j’en opine, c’est aussi pour declarer la mesure de ma veuë, non la mesure des choses. Quand je me trouve dégousté de l’Axioche de Platon, comme d’un ouvrage sans force, eu esgard à un tel autheur, mon jugement ne s’en croit pas : Il n’est pas si outrecuidé de s’opposer à l’authorité de tant d’autres fameux jugemens anciens : qu’il tient ses regens et ses maistres : et avecq lesquels il est plustost content de faillir : Il s’en prend à soy, et se condamne, ou de s’arrester à l’escorce, ne pouvant penetrer jusques au fonds : ou de regarder la chose par quelque faux lustre : Il se contente de se garentir seulement du trouble et du desreiglement : quant à sa foiblesse, il la reconnoist, et advoüe volontiers. Il pense donner juste interpretation aux apparences, que sa conception luy presente : mais elles sont imbecilles et imparfaictes. La plus part des fables d’Esope ont plusieurs sens et intelligences : ceux qui les mythologisent, en choisissent quelque visage, qui quadre bien à la fable : mais pour la pluspart, ce n’est que le premier visage et superficiel : il y en a d’autres plus vifs, plus essentiels et internes, ausquels ils n’ont sçeu penetrer : voyla comme j’en fay.
Mais pour suyvre ma route : il ma tousjours semblé, qu’en la poësie, Virgile, Lucrece, Catulle, et Horace, tiennent de bien loing le premier rang : et signamment Virgile en ses Georgiques, que j’estime le plus accomply ouvrage de la Poësie : à comparaison duquel on peut reconnoistre aysément qu’il y a des endroicts de l’Æneide, ausquels l’autheur eust donné encore quelque tour de pigne s’il en eust eu loisir : Et le cinquiesme livre en l’Æneide me semble le plus parfaict. J’ayme aussi Lucain, et le practique volontiers, non tant pour son stile, que pour sa valeur propre, et verité de ses opinions et jugemens. Quant au bon Terence, la mignardise, et les graces du langage Latin, je le trouve admirable à representer au vif les mouvemens de l’ame, et la condition de nos mœurs : à toute heure nos actions me rejettent à luy : Je ne le puis lire si souvent que je n’y trouve quelque beauté et grace nouvelle. Ceux des temps voisins à Virgile se plaignoient, dequoy aucuns luy comparoient Lucrece. Je suis d’opinion, que c’est à la verité une comparaison inegale : mais j’ay bien à faire à me r’asseurer en ceste creance, quand je me treuve attaché à quelque beau lieu de ceux de Lucrece. S’ils se piquoient de ceste comparaison, que diroient ils de la bestise et stupidité barbaresque, de ceux qui luy comparent à ceste heure Arioste : et qu’en diroit Arioste luy-mesme ?
O seclum insipiens et infacetum.
J’estime que les anciens avoient encore plus à se plaindre de ceux qui apparioient Plaute à Terence (cestuy-cy sent bien mieux son Gentil-homme) que Lucrece à Virgile. Pour l’estimation et preference de Terence, fait beaucoup, que le pere de l’eloquence Romaine la si souvent en la bouche, seul de son reng : et la sentence, que le premier juge des poëtes Romains donne de son compagnon. Il m’est souvent tombé en fantasie, comme en nostre temps, ceux qui se meslent de faire des comedies (ainsi que les Italiens, qui y sont assez heureux) employent trois ou quatre argumens de celles de Terence, ou de Plaute, pour en faire une des leurs. Ils entassent en une seule Comedie, cinq ou six contes de Boccace. Ce qui les fait ainsi se charger de matiere, c’est la deffiance qu’ils ont de se pouvoir soustenir de leurs propres graces. Il faut qu’ils trouvoit un corps où s’appuyer : et n’ayans pas du leur assez dequoy nous arrester, ils veulent que le conte nous amuse. en va de mon autheur tout au contraire : les perfections et beautez de sa façon de dire, nous font perdre l’appetit de son subject. Sa gentillesse et sa mignardise nous retiennent par tout. Il est par tout si plaisant,
Liquidus puróque simillimus amni,
et nous remplit tant l’ame de ses graces, que nous en oublions celles de sa fable.
Ceste mesme consideration me tire plus avant. Je voy que les bons et anciens Poëtes ont evité l’affectation et la recherche, non seulement des fantastiques elevations Espagnoles et Petrarchistes, mais des pointes mesmes plus douces et plus retenues, qui sont l’ornement de tous les ouvrages Poëtiques des siecles suyvans. Si n’y a il bon juge qui les trouve à dire en ces anciens, et qui n’admire plus sans comparaison, l’egale polissure et cette perpetuelle douceur et beauté fleurissante des Epigrammes de Catulle, que tous les esguillons, dequoy Martial esguise la queuë des siens. C’est cette mesme raison que je disoy tantost, comme Martial de soy, minus illi ingenio laborandum fuit, in cujus locum materia successerat. Ces premiers là, sans s’esmouvoir et sans se picquer se font assez sentir : ils ont dequoy rire par tout, il ne faut pas qu’ils se chatouillent : ceux-cy ont besoing de secours estranger : à mesure qu’ils ont moins d’esprit, il leur faut plus de corps : ils montent à cheval par ce qu’ils ne sont assez forts sur leurs jambes. Tout ainsi qu’en nos bals, ces hommes de vile condition, qui en tiennent escole, pour ne pouvoir representer le port et la decence de nostre noblesse, cherchent à se recommander par des sauts perilleux, et autres mouvemens estranges et basteleresques. Et les Dames ont meilleur marché de leur contenance, aux danses où il y a diverses descoupeures et agitation de corps, qu’en certaines autres danses de parade, où elles n’ont simplement qu’à marcher un pas naturel, et representer un port naïf et leur grace ordinaire. Et comme j’ay veu aussi les badins excellens, vestus en leur à tous les jours, et en une contenance commune, nous donner tout le plaisir qui se peut tirer de leur art : les apprentifs, qui ne sont de si haute leçon, avoir besoin de s’enfariner le visage, se travestir, se contrefaire en mouvemens de grimaces sauvages, pour nous apprester à rire. Ceste mienne conception se reconnoist mieux qu’en tout autre lieu, en la comparaison de l’Æneide et du Furieux. Celuy-là on le voit aller à tire d’aisle, d’un vol haut et ferme, suyvant tousjours sa poincte : cestuy-cy voleter et sauteler de conte en conte, comme de branche en brancde, ne se fiant à ses aisles, que pour une bien courte traverse : et prendre pied à chasque bout de champ, de peur que l’haleine et la force luy faille,
Excursúsque breves tentat.
Voyla donc quant à ceste sorte de subjects, les autheurs qui me plaisent le plus.
Quant à mon autre leçon, qui mesle un peu plus de fruit au plaisir, par où j’apprens à renger mes opinions et conditions, les livres qui m’y servent, c’est Plutarque, dépuis qu’il est François, et Seneque. Ils ont tous deux ceste notable commodité pour mon humeur, que la science que j’y cherche, y est traictée à pieces décousues, qui ne demandent pas l’obligation d’un long travail, dequoy je suis incapable. Ainsi sont les Opuscules de Plutarque et les Epistres de Seneque, qui sont la plus belle partie de leurs escrits, et la plus profitable. Il ne faut pas grande entreprinse pour m’y mettre, et les quitte où il me plaist. Car elles n’ont point de suite et dependance des unes aux autres. Ces autheurs se rencontrent en la plus part des opinions utiles et vrayes : comme aussi leur fortune les fit naistre environ mesme siecle : tous deux precepteurs de deux Empereurs Romains : tous deux venus de pays estranger : tous deux riches et puissans. Leur instruction est de la cresme de la philosophie, et presentée d’une simple façon et pertinente. Plutarque est plus uniforme et constant : Seneque plus ondoyant et divers. Cettuy-cy se peine, se roidit et se tend pour armer la vertu contre la foiblesse, la crainte, et les vitieux appetis : l’autre semble n’estimer pas tant leur effort, et desdaigner d’en haster son pas et se mettre sur sa garde. Plutarque a les opinions Platoniques, douces et accommodables à la societé civile : l’autre les a Stoïques et Epicurienes, plus esloignées de l’usage commun, mais selon moy plus commodes en particulier, et plus fermes. Il paroist en Seneque qu’il preste un peu à la tyrannie des Empereurs de son temps : car je tiens pour certain, que c’est d’un jugement forcé, qu’il condamne la cause de ces genereux meurtriers de Cæsar : Plutarque est libre par tout. Seneque est plein de pointes et saillies, Plutarque de choses. Celuy là vous eschauffe plus, et vous esmeut, cestuy-cy vous contente d’avantage, et vous paye mieux : il nous guide, l’autre nous pousse.
Quant à Cicero, les ouvrages, qui me peuvent servir chez luy à mon desseing, ce sont ceux qui traittent de la philosophie, specialement morale. Mais à confesser hardiment la verité (car puis qu’on a franchi les barrieres de l’impudence, il n’y a plus de bride) sa façon d’escrire me semble ennuyeuse : et toute autre pareille façon. Car ses prefaces, definitions, partitions, etymologies, consument la plus part de son ouvrage. Ce qu’il y a de vif et de moüelle, est estouffé par ces longueries d’apprets. Si j’ay employé une heure à le lire, qui est beaucoup pour moy, et que je r’amentoive ce que j’en ay tiré de suc et de substance, la plus part du temps je n’y treuve que du vent : car il n’est pas encor venu aux argumens, qui servent à son propos, et aux raisons qui touchent proprement le neud que je cherche. Pour moy, qui ne demande qu’à devenir plus sage, non plus sçavant ou eloquent, ces ordonnances logiciennes et Aristoteliques ne sont pas à propos. Je veux qu’on commence par le dernier poinct : j’entens assez que c’est que mort, et volupté, qu’on ne s’amuse pas à les anatomizer. Je cherche des raisons bonnes et fermes, d’arrivée, qui m’instruisent à en soustenir l’effort. Ny les subtilitez grammairiennes, ny l’ingenieuse contexture de parolles et d’argumentations, n’y servent : Je veux des discours qui donnent la premiere charge dans le plus fort du doubte : les siens languissent autour du pot. Ils sont bons pour l’escole, pour le barreau, et pour le sermon, où nous avons loisir de sommeiller : et sommes encores un quart d’heure apres, assez à temps, pour en retrouver le fil. Il est besoin de parler ainsin aux juges, qu’on veut gaigner à tort ou à droit, aux enfans, et au vulgaire, à qui il faut tout dire, et voir ce qui portera. Je ne veux pas qu’on s’employe à me rendre attentif, et qu’on me crie cinquante fois, Or oyez, à la mode de nos Heraux. Les Romains disoyent en leur religion, Hoc age : que nous disons en la nostre, Sursum corda, ce sont autant de parolles perdues pour moy. J’y viens tout preparé du logis : il ne me faut point d’alechement, ny de saulse : je mange bien la viande toute crue : et au lieu de m’esguiser l’appetit par ces preparatoires et avant-jeux, on me le lasse et affadit.
La licence du temps m’excusera elle de ceste sacrilege audace, d’estimer aussi trainans les dialogismes de Platon mesme, estouffans par trop sa matiere ? Et de pleindre le temps que met à ces longues interlocutions vaines et preparatoires, un homme, qui avoit tant de meilleures choses à dire ? Mon ignorance m’excusera mieux, sur ce que je ne voy rien en la beauté de son langage.
Je demande en general les livres qui usent des sciences, non ceux qui les dressent.
Les deux premiers, et Pline, et leurs semblables, ils n’ont point de Hoc age, ils veulent avoir à faire à gens qui s’en soyent advertis eux mesmes : ou s’ils en ont, c’est un, Hoc age, substantiel et qui a son corps à part.
Je voy aussi volontiers les Epistres ad Atticum, non seulement par ce qu’elles contiennent une tresample instruction de l’Histoire et affaires de son temps : mais beaucoup plus pour y descouvrir ses humeurs privées. Car j’ay une singuliere curiosité, comme j’ay dict ailleurs, de connoistre l’ame et les naïfs jugemens de mes autheurs. Il faut bien juger leur suffisance, mais non pas leurs mœurs, ny eux par ceste monstre de leurs escris, qu’ils étalent au theatre du monde. J’ay mille fois regretté, que nous ayons perdu le livre que Brutus avoit escrit de la vertu : car il fait bel apprendre la theorique de ceux qui sçavent bien la practique. Mais d’autant que c’est autre chose le presche, que le prescheur : j’ayme bien autant voir Brutus chez Plutarque, que chez luy-mesme. Je choisiroy plustost de sçavoir au vray les devis qu’il tenoit en sa tente, à quelqu’un de ses privez amis, la veille d’une bataille, que les propos qu’il tint le lendemain à son armée : et ce qu’il faisoit en son cabinet et en sa chambre, que ce qu’il faisoit emmy la place et au Senat.
Quant à Cicero, je suis du jugement commun, que hors la science, il n’y avoit pas beaucoup d’excellence en son ame : il estoit bon citoyen, d’une nature debonnaire, comme sont volontiers les hommes gras, et gosseurs, tel qu’il estoit, mais de mollesse et de vanité ambitieuse, il en avoit sans mentir beaucoup. Et si ne sçay comment l’excuser d’avoir estimé sa poësie digne d’estre mise en lumiere : Ce n’est pas grande imperfection, que de mal faire des vers, mais c’est imperfection de n’avoir pas senty combien ils estoyent indignes de la gloire de son nom. Quant à son eloquence, elle est du tout hors de comparaison, je croy que jamais homme ne l’egalera. Le jeune Cicero, qui n’a ressemblé son pere que de nom, commandant en Asie, il se trouva un jour en sa table plusieurs estrangers, et entre autres Cæstius assis au bas bout, comme on se fourre souvent aux tables ouvertes des grands : Cicero s’informa qui il estoit à l’un de ses gents, qui luy dit son nom : mais comme celuy qui songeoit ailleurs, et qui oublioit ce qu’on luy respondoit, il le luy redemanda encore dépuis deux ou trois fois : le serviteur pour n’estre plus en peine de luy redire si souvent mesme chose, et pour le luy faire cognoistre par quelque circonstance, C’est, dit-il, ce Cæstius de qui on vous a dict, qu’il ne fait pas grand estat de l’eloquence de vostre pere au prix de la sienne : Cicero s’estant soudain picqué de cela, commanda qu’on empoignast ce pauvre Cæstius, et le fit tres-bien foëter en sa presence : voyla un mal courtois hoste. Entre ceux mesmes, qui ont estimé toutes choses contées ceste sienne eloquence incomparable, il y en a eu, qui n’ont pas laissé d’y remerquer des fautes : Comme ce grand Brutus son amy, disoit que c’estoit une eloquence cassée et esrenée, fractam et elumbem. Les orateurs voisins de son siecle, reprenoyent aussi en luy, ce curieux soing de certaine longue cadance, au bout de ses clauses, et notoient ces mots, esse videatur, qu’il y employe si souvent. Pour moy, j’ayme mieux une cadance qui tombe plus court, coupée en yambes. Si mesle il par fois bien rudement ses nombres, mais rarement. J’en ay remerqué ce lieu à mes aureilles. Ego vero me minus diu senem esse mallem, quam esse senem, antequam essem.
Les historiens sont ma droitte bale : car ils sont plaisans et aysez : et quant et quant l’homme en general, de qui je cherche la cognoissance, y paroist plus vif et plus entier qu’en nul autre lieu : la varieté et verité de ses conditions internes, en gros et en detail, la diversité des moyens de son assemblage, et des accidents qui le menacent. Or ceux qui escrivent les vies, d’autant qu’ils s’amusent plus aux conseils qu’aux evenemens : plus à ce qui part du dedans, qu’à ce qui arrive au dehors : ceux là me sont plus propres. Voyla pourquoy en toutes sortes, c’est mon homme que Plutarque. Je suis bien marry que nous n’ayons une douzaine de Laërtius, ou qu’il ne soit plus estendu, ou plus entendu : Car je suis pareillement curieux de cognoistre les fortunes et la vie de ces grands precepteurs du monde, comme de cognoistre la diversité de leurs dogmes et fantasies. En ce genre d’estude des Histoires, il faut feuilleter sans distinction toutes sortes d’autheurs et vieils et nouveaux, et barragouins et François, pour y apprendre les choses, dequoy diversement ils traictent. Mais Cæsar singulierement me semble meriter qu’on l’estudie, non pour la science de l’Histoire seulement, mais pour luy mesme : tant il a de perfection et d’excellence par dessus tous les autres : quoy que Salluste soit du nombre. Certes je lis cet autheur avec un peu plus de reverence et de respect, qu’on ne lit les humains ouvrages : tantost le considerant luy-mesme par ses actions ; et le miracle de sa grandeur : tantost la pureté et inimitable polissure de son langage, qui a surpassé non seulement tous les Historiens, comme dit Cicero, mais à l’adventure Cicero mesme : Avec tant de syncerité en ses jugemens, parlant de ses ennemis, que sauf les fausses couleurs, dequoy il veut couvrir sa mauvaise cause, et l’ordure de sa pestilente ambition, je pense qu’en cela seul on y puisse trouver à redire, qu’il a esté trop espargnant à parler de soy : car tant de grandes choses ne peuvent avoir esté executées par luy, qu’il n’y soit allé beaucoup plus du sien, qu’il n’y en met.
J’ayme les Historiens, ou fort simples, ou excellens : Les simples, qui n’ont point dequoy y mesler quelque chose du leur, et qui n’y apportent que le soin, et la diligence de r’amasser tout ce qui vient à leur notice, et d’enregistrer à la bonne foy toutes choses, sans chois et sans triage, nous laissent le jugement entier, pour la cognoissance de la verité. Tel est entre autres pour exemple, le bon Froissard, qui a marché en son entreprise d’une si franché naïfveté, qu’ayant faict une faute, il ne craint aucunement de la recognoistre et corriger, en l’endroit, où il en a esté adverty : et qui nous represente la diversité mesme des bruits qui couroyent, et les differens rapports qu’on luy faisoit. C’est la matiere de l’Histoire nuë et informe : chacun en peut faire son profit autant qu’il à d’entendement. Les bien excellens ont la suffisance de choisir ce qui est digne d’estre sçeu, peuvent trier de deux rapports celuy qui est plus vray-semblable : de la condition des Princes et de leurs humeurs, ils en concluent les conseils, et leur attribuent les paroles convenables : ils ont raison de prendre l’authorité de regler nostre creance à la leur : mais certes cela n’appartient à gueres de gens. Ceux d’entre-deux (qui est la plus commune façon) ceux là nous gastent tout : ils veulent nous mascher les morceaux ; ils se donnent loy de juger et par consequent d’incliner l’Histoire à leur fantasie : car depuis que le jugement pend d’un costé, on ne se peut garder de contourner et tordre la narration à ce biais. Ils entreprenent de choisir les choses dignes d’estre sçeuës, et nous cachent souvent telle parole, telle action privée, qui nous instruiroit mieux : obmettent pour choses incroyables celles qu’ils n’entendent pas : et peut estre encore telle chose pour ne la sçavoir dire en bon Latin ou François. Qu’ils estalent hardiment leur eloquence et leur discours : qu’ils jugent à leur poste, mais qu’ils nous laissent aussi dequoy juger apres eux : et qu’ils n’alterent ny dispensent par leurs racourcimens et par leur choix, rien sur le corps de la matiere : ains qu’ils nous la r’envoyent pure et entiere en toutes ses dimensions.
Le plus souvent on trie pour ceste charge, et notamment en ces siecles icy, des personnes d’entre le vulgaire, pour ceste seule consideration de sçavoir bien parler : comme si nous cherchions d’y apprendre la grammaire : et eux ont raison n’ayans esté gagez que pour cela, et n’ayans mis en vente que le babil, de ne se soucier aussi principalement que de ceste partie. Ainsin à force beaux mots ils nous vont patissant une belle contexture des bruits, qu’ils ramassent és carrefours des villes. Les seules bonnes histoires sont celles, qui ont esté escrites par ceux mesmes qui commandoient aux affaires, ou qui estoient participans à les conduire, ou au moins qui ont eu la fortune d’en conduire d’autres de mesme sorte. Telles sont quasi toutes les Grecques et Romaines. Car plusieurs tesmoings oculaires ayans escrit de mesme subject (comme il advenoit en ce temps là, que la grandeur et le sçavoir se rencontroient communement) s’il y a de la faute, elle doit estre merveilleusement legere, et sur un accident fort doubteux. Que peut on esperer d’un medecin traictant de la guerre, ou d’un escholier traictant les desseins des Princes ? Si nous voulons remerquer la religion, que les Romains avoient en cela, il n’en faut que cet exemple : Asinius Pollio trouvoit és histoires mesme de Cæsar quelque mesconte, en quoy il estoit tombé, pour n’avoir peu jetter les yeux en tous les endroits de son armée, et en avoir creu les particuliers, qui luy rapportoient souvent des choses non assez verifiées, ou bien pour n’avoir esté assez curieusement adverty par ses Lieutenans des choses, qu’ils avoient conduites en son absence. On peut voir par là, si ceste recherche de la verité est delicate, qu’on ne se puisse pas fier d’un combat à la science de celuy, qui y a commandé ; ny aux soldats, de ce qui s’est passé pres d’eux, si à la mode d’une information judiciaire, on ne confronte les tesmoins, et reçoit les objects sur la preuve des ponctilles, de chaque accident. Vrayement la connoissance que nous avons de nos affaires est bien plus lasche. Mais cecy a esté suffisamment traicté par Bodin, et selon ma conception.
Pour subvenir un peu à la trahison de ma memoire, et à son defaut, si extreme, qu’il m’est advenu plus d’une fois, de reprendre en main des livres, comme recents, et à moy inconnus, que j’avoy leu soigneusement quelques années au paravant, et barbouillé de mes notes : j’ay pris en coustume dépuis quelque temps, d’adjouster au bout de chasque livre (je dis de ceux desquels je ne me veux servir qu’une fois) le temps auquel j’ay achevé de le lire, et le jugement que j’en ay retiré en gros : à fin que cela me represente au moins l’air et idée generale que j’avois conceu de l’autheur en le lisant. Je veux icy transcrire aucunes de ces annotations.
Voicy ce que je mis il y a environ dix ans en mon Guicciardin (car quelque langue que parlent mes livres, je leur parle en la mienne.) Il est historiographe diligent, et duquel à mon advis, autant exactement que de nul autre, on peut apprendre la verité des affaires de son temps : aussi en la pluspart en a-il esté acteur luy mesme, et en rang honnorable. Il n’y a aucune apparence que par haine, faveur, ou vanité il ayt déguisé les choses : dequoy font foy les libres jugemens qu’il donne des grands : et notamment de ceux, par lesquels il avoit este avancé, et employé aux charges, comme du Pape Clement septiesme. Quant à la partie dequoy il semble se vouloir prevaloir le plus, qui sont ses digressions et discours, il y en a de bons et enrichis de beaux traits, mais il s’y est trop pleu : Car pour ne vouloir rien laisser à dire, ayant un suject si plain et ample, et à peu pres infiny, il en devient lasche, et sentant un peu le caquet scholastique. J’ay aussi remerqué cecy, que de tant d’ames et effects qu’il juge, de tant de mouvemens et conseils, il n’en rapporte jamais un seul à la vertu, religion, et conscience : comme si ces parties là estoyent du tout esteintes au monde : et de toutes les actions, pour belles par apparence qu’elles soient d’elles mesmes, il en rejecte la cause à quelque occasion vitieuse, ou à quelque proufit. Il est impossible d’imaginer, que parmy cet infiny nombre d’actions, dequoy il juge, il n’y en ait eu quelqu’une produite par la voye de la raison. Nulle corruption peut avoir saisi les hommes si universellement, que quelqu’un n’eschappe de la contagion : Cela me fait craindre qu’il y aye un peu du vice de son goust, et peut estre advenu, qu’il ait estimé d’autruy selon soy.
En mon Philippe de Comines, il y a cecy : Vous y trouverez le langage doux et aggreable, d’une naïfve simplicité, la narration pure, et en laquelle la bonne foy de l’autheur reluit evidemment, exempte de vanité parlant de soy, et d’affection et d’envie parlant d’autruy : ses discours et enhortemens, accompaignez, plus de bon zele et de verité, que d’aucune exquise suffisance, et tout par tout de l’authorité et gravité, representant son homme de bon lieu, et élevé aux grans affaires.
Sur les Mémoires de monsieur du Bellay : C’est tousjours plaisir de voir les choses escrites par ceux, qui ont essayé comme il les faut conduire : mais il ne se peut nier qu’il ne se découvre evidemment en ces deux seigneurs icy un grand dechet de la franchise et liberté d’escrire, qui reluit és anciens de leur sorte : comme au Sire de Jouinville domestique de S. Loys, Eginard Chancelier de Charlemaigne, et de plus fresche memoire en Philippe de Comines. C’est icy plustost un plaidoyer pour le Roy François, contre l’Empereur Charles cinquiesme, qu’une histoire. Je ne veux pas croire, qu’ils ayent rien changé, quant au gros du faict, mais de contourner le jugement des evenemens souvent contre raison, à nostre avantage, et d’obmettre tout ce qu’il y a de chatouilleux en la vie de leur maistre, ils en font mestier : tesmoing les reculemens de messieurs de Montmorency et de Brion, qui y sont oubliez, voire le seul nom de Madame d’Estampes, ne s’y trouve point. On peut couvrir les actions secrettes, mais de taire ce que tout le monde monde sçait, et les choses qui ont tiré des effects publiques, et de telle consequence, c’est un defaut inexcusable. Somme pour avoir l’entiere connoissance du Roy François, et des choses advenuës de son temps, qu’on s’addresse ailleurs, si on m’en croit : Ce qu’on peut faire icy de profit, c’est par la deduction particuliere des batailles et exploits de guerre, où ces gentils-hommes se sont trouvez : quelques paroles et actions privées d’aucuns Princes de leur temps, et les pratiques et negociations conduites par le Seigneur de Langeay, où il y a tout plein de choses dignes d’estre sceues, et des discours non vulgaires.
Michel de Montaigne, Essais