Retrouvez l’essai De l’Exercitation de Michel de Montaigne extrait du recueil de philosophie Essais (Livre 2 Chapitre 6) en pdf, vidéo streaming, écoute audio, lecture libre, texte gratuit et images à télécharger.
Auteur | Michel de Montaigne |
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Recueil | Les Essais de Montaigne |
Genre | Essai |
Courant | Humanisme |
Siècle de parution | 16ème siècle |
La vidéo
Le texte
Livre II – Chapitre VI
De l’Exercitation
Il est malaisé que le discours et l’instruction, encore que nostre creance s’y applique volontiers, soient assez puissantes pour nous acheminer jusques à l’action, si outre cela nous n’exerçons et formons nostre ame par experience au train auquel nous la voulons renger : autrement, quand elle sera au propre des effets, elle s’y trouvera sans doute empeschée. Voylà pourquoy, parmy les philosophes, ceux qui ont voulu atteindre à quelque plus grande excellence, ne se sont pas contentez d’attendre à couvert et en repos les rigueurs de la fortune, de peur qu’elle ne les surprint inexperimentez et nouveaux au combat ; ains ils luy sont allez au devant, et se sont jettez à escient à la preuve des difficultez. Les uns en ont abandonné les richesses pour s’exercer à une pauvreté volontaire ; les autres ont recherché le labeur et une austerité de vie penible pour se durcir au mal et au travail ; d’autres se sont privez des parties du corps les plus cheres, comme de la veue et des membres propres à la generation, de peur que leur service, trop plaisant et trop mol, ne relaschast et n’attendrist la fermeté de leur ame. Mais à mourir, qui est la plus grande besoigne que nous ayons à faire, l’exercitation ne nous y peut ayder. On se peut, par usage et par experience, fortifier contre les douleurs, la honte, l’indigence et tels autres accidents ; mais, quant à la mort, nous ne la pouvons essayer qu’une fois ; nous y sommes tous apprentifs quand nous y venons. Il s’est trouvé anciennement des hommes si excellens mesnagers du temps, qu’ils ont essayé en la mort mesme de la gouster et savourer, et ont bandé leur esprit pour voir que c’estoit de ce passage, mais ils ne sont pas revenus nous en dire les nouvelles :
nemo expergitus extat
Frigida quem semel est vitai pausa sequuta.
Canius Julius noble Romain, de vertu et fermeté singuliere, ayant esté condamné à la mort par ce marault de Caligula : outre plusieurs merveilleuses preuves qu’il donna de sa resolution, comme il estoit sur le poinct de souffrir la main du bourreau, un philosophe son amy luy demanda : Et bien Canius, en quelle démarche est à ceste heure vostre ame ? que fait elle ? en quels pensemens estes vous ? Je pensois, luy respondit-il, à me tenir prest et bandé de toute ma force, pour voir, si en cet instant de la mort, si court et si brief, je pourray appercevoir quelque deslogement de l’ame, et si elle aura quelque ressentiment de son yssuë, pour, si j’en aprens quelque chose, en revenir donner apres, si je puis, advertissement à mes amis. Cestuy-cy philosophe non seulement jusqu’à la mort, mais en la mort mesme. Quelle asseurance estoit-ce, et quelle fierté de courage, de vouloir que sa mort luy servist de leçon, et avoir loisir de penser ailleurs en un si grand affaire ?
Jus hoc animi morientis habebat.
Il me semble toutesfois qu’il y a quelque façon de nous apprivoiser à elle, et de l’essayer aucunement. Nous en pouvons avoir experience, sinon entiere et parfaicte : aumoins telle qu’elle ne soit pas inutile, et qui nous rende plus fortifiez et asseurez. Si nous ne la pouvons joindre, nous la pouvons approcher, nous la pouvons reconnoistre : et si nous ne donnons jusques à son fort, aumoins verrons nous et en pratiquerons les advenuës. Ce n’est pas sans raison qu’on nous fait regarder à nostre sommeil mesme, pour la ressemblance qu’il a de la mort.
Combien facilement nous passons du veiller au dormir, avec combien peu d’interest nous perdons la connoissance de la lumiere et de nous !
A l’adventure pourroit sembler inutile et contre nature la faculté du sommeil, qui nous prive de toute action et de tout sentiment, n’estoit que par iceluy nature nous instruict, qu’elle nous a pareillement faicts pour mourir, que pour vivre, et dés la vie nous presente l’eternel estat qu’elle nous garde apres icelle, pour nous y accoustumer et nous en oster la crainte.
Mais ceux qui sont tombez par quelque violent accident en defaillance de cœur, et qui y ont perdu tous sentimens, ceux là à mon advis ont esté bien pres de voir son vray et naturel visage : Car quant à l’instant et au poinct du passage, il n’est pas à craindre, qu’il porte avec soy aucun travail ou desplaisir : d’autant que nous ne pouvons avoir nul sentiment, sans loisir. Nos souffrances ont besoing de temps, qui est si court et si precipité en la mort, qu’il faut necessairement qu’elle soit insensible. Ce sont les approches que nous avons à craindre et celles-là peuvent tomber en experience.
Plusieurs choses nous semblent plus grandes par imagination, que par effect. J’ay passé une bonne partie de mon aage en une parfaite et entiere santé : je dy non seulement entiere, mais encore allegre et bouillante. Cet estat plein de verdeur et de feste, me faisoit trouver si horrible la consideration des maladies, que quand je suis venu à les experimenter, j’ay trouvé leurs pointures molles et lasches au prix de ma crainte.
Voicy que j’espreuve tous les jours : Suis-je à couvert chaudement dans une bonne sale, pendant qu’il se passe une nuict orageuse et tempesteuse : je m’estonne et m’afflige pour ceux qui sont lors en la campaigne : y suis-je moy-mesme, je ne desire pas seulement d’estre ailleurs.
Cela seul, d’estre tousjours enfermé dans une chambre, me sembloit insupportable : je fus incontinent dressé à y estre une semaine, et un mois, plein d’émotion, d’alteration et de foiblesse : Et ay trouvé que lors de ma santé, je plaignois les malades beaucoup plus, que je ne me trouve à plaindre moy-mesme, quand j’en suis ; et que la force de mon apprehension encherissoit pres de moitié l’essence et verité de la chose. J’espere qu’il m’en adviendra de mesme de la mort : et qu’elle ne vaut pas la peine que je prens à tant d’apprests que je dresse, et tant de secours que j’appelle et assemble pour en soustenir l’effort. Mais à toutes advantures nous ne pouvons nous donner trop d’avantage.
Pendant nos troisiesmes troubles, ou deuxiesmes (il ne me souvient pas bien de cela) m’estant allé un jour promener à une lieuë de chez moy, qui suis assis dans le moiau de tout le trouble des guerres civiles de France ; estimant estre en touté seureté, et si voisin de ma retraicte, que je n’avoy point besoin de meilleur equipage, j’avoy pris un cheval bien aisé, mais non guere ferme. A mon retour, une occasion soudaine s’estant presentée, de m’aider de ce cheval à un service, qui n’estoit pas bien de son usage, un de mes gens grand et fort, monté sur un puissant roussin, qui avoit une bouche desesperée, frais au demeurant et vigoureux, pour faire le hardy et devancer ses compaignons, vint à le pousser à toute bride droict dans ma route, et fondre comme un colosse sur le petit homme et petit cheval, et le foudroyer de sa roideur et de sa pesanteur, nous envoyant l’un et l’autre les pieds contre-mont : si que voila le cheval abbatu et couché tout estourdy, moy dix ou douze pas au delà, estendu à la renverse, le visage tout meurtry et tout escorché, mon espée que j’avoy à la main, à plus de dix pas au delà, ma ceinture en pieces, n’ayant ny mouvement, ny sentiment non plus qu’une souche. C’est le seul esvanouissement que j’aye senty, jusques à ceste heure. Ceux qui estoient avec moy, apres avoir essayé par tous les moyens qu’ils peurent, de me faire revenir, me tenans pour mort, me prindrent entre leurs bras, et m’emportoient avec beaucoup de difficulté en ma maison, qui estoit loing de là, environ une demy lieuë Françoise. Sur le chemin, et apres avoir esté plus de deux grosses heures tenu pour trespassé, je commençay à me mouvoir et respirer : car il estoit tombé si grande abondance de sang dans mon estomach, que pour l’en descharger, nature eut besoin de resusciter ses forces. On me dressa sur mes pieds, où je rendy un plein seau de bouillons de sang pur : et plusieurs fois par le chemin, il m’en falut faire de mesme. Par là je commençay à reprendre un peu de vie, mais ce fut par les menus, et par un si long traict de temps, que mes premiers sentimens estoient beaucoup plus approchans de la mort que de la vie.
Perche dubbiosa anchor del suo ritorno
Non s’assecura attonita la mente.
Ceste recordation que j’en ay fort empreinte en mon ame, me representant son visage et son idée si pres du naturel, me concilie aucunement à elle. Quand je commençay à y voir, ce fut d’une veuë si trouble, si foible, et si morte, que je ne discernois encores rien que la lumiere,
come quel ch’or apre, or chiude
Gli occhi, mezzo tra’l sonno è l’esser desto.
Quant aux functions de l’ame, elles naissoient avec mesme progrez, que celles du corps. Je me vy tout sanglant : car mon pourpoinct estoit taché par tout du sang que j’avoy rendu. La premiere pensée qui me vint, ce fut que j’avoy une harquebusade en la teste : de vray en mesme temps, il s’en tiroit plusieurs autour de nous. Il me sembloit que ma vie ne me tenoit plus qu’au bout des lévres : je fermois les yeux pour ayder (ce me sembloit) à la pousser hors, et prenois plaisir à m’alanguir et à me laisser aller. C’estoit une imagination qui ne faisoit que nager superficiellement en mon ame, aussi tendre et aussi foible que tout le reste : mais à la verité non seulement exempte de desplaisir, ains meslée à ceste douceur, que sentent ceux qui se laissent glisser au sommeil.
Je croy que c’est ce mesme estat, où se trouvent ceux qu’on void défaillans de foiblesse, en l’agonie de la mort : et tiens que nous les plaignons sans cause, estimans qu’ils soyent agitez de griéves douleurs, ou avoir l’ame pressée de cogitations penibles. C’a esté tousjours mon advis, contre l’opinion de plusieurs, et mesme d’Estienne de la Boëtie, que ceux que nous voyons ainsi renversez et assoupis aux approches de leur fin, ou accablez de la longueur du mal, ou par accident d’une apoplexie, ou mal caduc,
vi morbi sæpe coactus
Ante oculos aliquis nostros ut fulminis ictu
Concidit, Et spumas agit, ingemit, et fremit artus,
Desipit, extentat nervos, torquetur, anhelat,
Inconstanter et in jactando membra fatigat,
ou blessez en la teste, que nous oyons rommeller, et rendre par fois des souspirs trenchans, quoy que nous en tirons aucuns signes, par où il semble qu’il leur reste encore de la cognoissance, et quelques mouvemens que nous leur voyons faire du corps : j’ay tousjours pensé, dis-je, qu’ils avoient et l’ame et le corps enseveli, et endormy.
Vivit et est vitæ nescius ipse suæ.
Et ne pouvois croire qu’à un si grand estonnement de membres, et si grande défaillance des sens, l’ame peust maintenir aucune force au dedans pour se recognoistre : et que par ainsin ils n’avoient aucun discours qui les tourmentast, et qui leur peust faire juger et sentir la misere de leur condition, et que par consequent, ils n’estoient pas fort à plaindre.
Je n’imagine aucun estat pour moy si insupportable et horrible, que d’avoir l’ame vifve, et affligée, sans moyen de se declarer : Comme je dirois de ceux qu’on envoye au supplice, leur ayant couppé la langue : si ce n’estoit qu’en ceste sorte de mort, la plus muette me semble la mieux seante, si elle est accompaignée d’un ferme visage et grave : Et comme ces miserables prisonniers qui tombent és mains des vilains bourreaux soldats de ce temps, desquels ils sont tourmentez de toute espece de cruel traictement, pour les contraindre à quelque rançon excessive et impossible : tenus cependant en condition et en lieu, où ils n’ont moyen quelconque d’expression et signification de leurs pensées et de leur misere.
Les Poëtes ont feint quelques dieux favorables à la delivrance de ceux qui trainoient ainsin une mort languissante :
hunc ego Diti
Sacrum jussa fero, téque isto corpore solvo.
Et les voix et responses courtes et descousues, qu’on leur ar rache quelquefois à force de crier autour de leurs oreilles, et de les tempester, ou des mouvemens qui semblent avoir quelque consentement à ce qu’on leur demande, ce n’est pas tesmoignage qu’ils vivent pourtant, au moins une vie entiere. Il nous advient ainsi sur le beguayement du sommeil, avant qu’il nous ait du tout saisis, de sentir comme en songe, ce qui se faict autour de nous, et suyvre les voix, d’une ouye trouble et incertaine, qui semble ne donner qu’aux bords de l’ame : et faisons des responses à la suitte des dernieres paroles, qu’on nous a dites, qui ont plus de fortune que de sens.
Or à present que je l’ay essayé par effect, je ne fay nul doubte que je n’en aye bien jugé jusques à ceste heure. Car premierement estant tout esvanouy, je me travaillois d’entr’ouvrir mon pourpoinct à beaux ongles (car j’estoy desarmé) et si sçay que je ne sentois en l’imagination rien qui me blessast : Car il y a plusieurs mouvemens en nous, qui ne partent pas de nostre ordonnance.
Semianimesque micant digiti, ferrúmque retractant.
Ceux qui tombent, eslancent ainsi les bras au devant de leur cheute, par une naturelle impulsion, qui fait que nos membres se prestent des offices, et ont des agitations à part de nostre discours :
Falciferos memorant currus abscindere membra,
Ut tremere in terra videatur ab artubus, id quod
Decidit abscissum, cùm mens tamen atque hominis vis
Mobilitate mali non quit sentire dolorem.
J’avoy mon estomach pressé de ce sang caillé, mes mains y couroient d’elles mesmes, comme elles font souvent, où il nous demange, contre l’advis de nostre volonté. Il y a plusieurs animaux, et des hommes mesmes, apres qu’ils sont trespassez, ausquels on voit resserrer et remuer des muscles. Chacun sçait par experience, qu’il a des parties qui se branslent, dressent et couchent souvent sans son congé. Or ces passions qui ne nous touchent que par l’escorse, ne se peuvent dire nostres : Pour les faire nostres, il faut que l’homme y soit engagé tout entier : et les douleurs que le pied ou la main sentent pendant que nous dormons, ne sont pas à nous.
Comme j’approchay de chez moy, où l’alarme de ma cheute avoit desja couru, et que ceux de ma famille m’eurent rencontré, avec les cris accoustumez en telles choses : non seulement je respondois quelque mot à ce qu’on me demandoit, mais encore ils disent que je m’advisay de commander qu’on donnast un cheval à ma femme, que je voyoy s’empestrer et se tracasser dans le chemin, qui est montueux et mal-aisé. Il semble que ceste consideration deust partir d’une ame esveillée ; si est-ce que je n’y estois aucunement : c’estoyent des pensemens vains en nuë, qui estoyent esmeuz par les sens des yeux et des oreilles : ils ne venoyent pas de chez moy. Je ne sçavoy pourtant ny d’où je venoy, ny où j’aloy, ny ne pouvois poiser et considerer ce qu’on me demandoit : ce sont de legers effects, que les sens produysoyent d’eux mesmes, comme d’un usage : ce que l’ame y prestoit, c’estoit en songe, touchée bien legerement, et comme lechée seulement et arrosée par la molle impression des sens.
Cependant mon assiette estoit à la verité tres-douce et paisible : je n’avoy affliction ny pour autruy ny pour moy : c’estoit une langueur et une extreme foiblesse, sans aucune douleur. Je vy ma maison sans la recognoistre. Quand on m’eut couché, je senty une infinie douceur à ce repos : car j’avoy esté vilainement tirassé par ces pauvres gens, qui avoyent pris la peine de me porter sur leurs bras, par un long et tres-mauvais chemin, et s’y estoient lassez deux ou trois fois les uns apres les autres. On me presenta force remedes, dequoy je n’en receuz aucun, tenant pour certain, que j’estoy blessé à mort par la teste. C’eust esté sans mentir une mort bien heureuse : car la foiblesse de mon discours me gardoit d’en rien juger, et celle du corps d’en rien sentir. Je me laissoy cou ler si doucement, et d’une façon si molle et si aisée, que je ne sens guere autre action moins poisante que celle-la estoit. Quand je vins à revivre, et à reprendre mes forces,
Ut tandem sensus convaluere mei,
qui fut deux ou trois heures apres, je me senty tout d’un train rengager aux douleurs, ayant les membres tous moulus et froissez de ma cheute, et en fus si mal deux ou trois nuits apres, que j’en cuiday remourir encore un coup : mais d’une mort plus vifve, et me sens encore de la secousse de ceste froissure. Je ne veux pas oublier cecy, que la derniere chose en quoy je me peuz remettre, ce fut la souvenance de cet accident : et me fis redire plusieurs fois, où j’aloy, d’où je venoy, à quelle heure cela m’estoit advenu, avant que de le pouvoir concevoir. Quant à la façon de ma cheute, on me la cachoit, en faveur de celuy, qui en avoit esté cause, et m’en forgeoit on d’autres. Mais long temps apres, et le lendemain, quand ma memoire vint à s’entr’ouvrir, et me representer l’estat, où je m’estoy trouvé en l’instant que j’avoy aperçeu ce cheval fondant sur moy (car je l’avoy veu à mes talons, et me tins pour mort : mais ce pensement avoit esté si soudain, que la peur n’eut pas loisir de s’y engendrer) il me sembla que c’estoit un esclair qui me frapoit l’ame de secousse, et que je revenoy de l’autre monde.
Ce conte d’un evénement si leger, est assez vain, n’estoit l’instruction que j’en ay tirée pour moy : car à la verité pour s’aprivoiser à la mort, je trouve qu’il n’y a que de s’en avoisiner. Or, comme dit Pline, chacun est à soy-mesmes une tres bonne discipline, pourveu qu’il ait la suffisance de s’espier de pres. Ce n’est pas icy ma doctrine, c’est mon estude : et n’est pas la leçon d’autruy, c’est la mienne.
Et ne me doibt pourtant sçavoir mauvais gré, si je la communique. Ce qui me sert, peut aussi par accident servir à un autre. Au demeurant, je ne gaste rien, je n’use que du mien. Et si je fay le fol, c’est à mes despends, et sans l’interest de personne : Car c’est en follie, qui meurt en moy, qui n’a point de suitte. Nous n’avons nouvelles que de deux ou trois anciens, qui ayent battu ce chemin : Et si ne pouvons dire, si c’est du tout en pareille maniere à ceste-cy, n’en connoissant que les noms. Nul depuis ne s’est jetté sur leur trace : C’est une espineuse entreprinse, et plus qu’il ne semble, de suyvre une alleure si vagabonde, que celle de nostre esprit : de penetrer les profondeurs opaques de ses replis internes : de choisir et arrester tant de menus airs de ses agitations : Et est un amusement nouveau et extraordinaire, qui nous retire des occupations communes du monde : ouy, et des plus recommandées. Il y a plusieurs années que je n’ay que moy pour visée à mes pensées, que je ne contrerolle et n’estudie que moy. Et si j’estudie autre chose, c’est pour soudain le coucher sur moy, ou en moy, pour mieux dire. Et ne me semble point faillir, si, comme il se faict des autres sciences, sans comparaison moins utiles, je fay part de ce que j’ay apprins en ceste cy : quoy que je ne me contente guere du progrez que j’y ay faict. Il n’est description pareille en difficulté, à la description de soy-mesmes, ny certes en utilité. Encore se faut il testonner, encore se faut il ordonner et renger pour sortir en place. Or je me pare sans cesse : car je me descris sans cesse. La coustume a faict le parler de soy, vicieux : Et le prohibe obstinéement en hayne de la ventance, qui semble tousjours estre attachée aux propres tesmoignages.
Au lieu qu’on doit moucher l’enfant, cela s’appelle l’enaser,
In vitium ducit culpæ fuga.
Je trouve plus de mal que de bien à ce remede : Mais quand il seroit vray, que ce fust necessairement, presomption, d’entretenir le peuple de soy : je ne doy pas suyvant mon general dessein, refuser une action qui publie ceste maladive qualité, puis qu’elle est en moy : et ne doy cacher ceste faute, que j’ay non seulement en usage, mais en profession. Toutesfois à dire ce que j’en croy, cette coustume a tort de condamner le vin, par ce que plusieurs s’y enyvrent. On ne peut abuser que des choses qui sont bonnes. Et croy de ceste reigle, qu’elle ne regarde que la populaire defaillance : Ce sont brides à veaux, desquelles ny les saincts, que nous oyons si hautement parler d’eux, ny les Philosophes, ny les Theologiens ne se brident. Ne fay-je moy, quoy que je soye aussi peu l’un que l’autre. S’ils n’en escrivent à point nommé, aumoins, quand l’occasion les y porte, ne feignent ils pas de se jetter bien avant sur le trottoir. Dequoy traitte Socrates plus largement que de soy ? A quoy achemine il plus souvent les propos de ses disciples, qu’à parler d’eux, non pas de la leçon de leur livre, mais de l’estre et branle de leur ame ? Nous nous disons religieusement à Dieu, et à nostre confesseur, comme noz voisins à tout le peuple. Mais nous n’en disons, me respondra-on, que les accusations. Nous disons donc tout : car nostre vertu mesme est fautiere et repentable : Mon mestier et mon art, c’est vivre. Qui me defend d’en parler selon mon sens, experience et usage : qu’il ordonne à l’architecte de parler des bastimens non selon soy, mais selon son voisin, selon la science d’un autre, non selon la sienne. Si c’est gloire, de soy-mesme publier ses valeurs, que ne met Cicero en avant l’eloquence de Hortense ; Hortense celle de Cicero ? A l’adventure entendent ils que je tesmoigne de moy par ouvrage et effects, non nuement par des paroles. Je peins principalement mes cogitations, subject informe, qui ne peut tomber en production ouvragere. A toute peine le puis je coucher en ce corps aëré de la voix. Des plus sages hommes, et des plus devots, ont vescu fuyants tous apparents effects. Les effects diroyent plus de la fortune, que de moy. Ils tesmoignent leur roolle, non pas le mien, si ce n’est conjecturalement et incertainement : Eschantillons d’une montre particuliere. Je m’estalle entier : C’est un skeletos, où d’une veuë les veines, les muscles, les tendons paroissent, chasque piece en son siege. L’effect de la toux en produisoit une partie : l’effect de la palleur ou battement de cœur un’ autre, et doubteusement.
Ce ne sont mes gestes que j’escris ; c’est moy, c’est mon essence. Je tien qu’il faut estre prudent à estimer de soy, et pareillement conscientieux à en tesmoigner : soit bas, soit haut, indifferemment. Si je me sembloy bon et sage tout à fait, je l’entonneroy à pleine teste. De dire moins de soy, qu’il n’y en a, c’est sottise, non modestie : se payer de moins, qu’on ne vaut, c’est lascheté et pusillanimité selon Aristote. Nulle vertu ne s’ayde de la fausseté : et la verité n’est jamais matiere d’erreur. De dire de soy plus qu’il n’en y a, ce n’est pas tousjours presomption, c’est encore souvent sottise. Se complaire outre mesure de ce qu’on est, en tomber en amour de soy indiscrete, est à mon advis la substance de ce vice. Le supreme remede à le guarir, c’est faire tout le rebours de ce que ceux icy ordonnent, qui en defendant le parler de soy, defendent par consequent encore plus de penser à soy. L’orgueil gist en la pensée : la langue n’y peut avoir qu’une bien legere part. De s’amuser à soy, il leur semble que c’est se plaire en soy : de se hanter et prattiquer, que c’est se trop cherir. Mais cet excez naist seulement en ceux qui ne se tastent que superficiellement, qui se voyent apres leurs affaires, qui appellent resverie et oysiveté de s’entretenir de soy, et s’estoffer et bastir, faire des chasteaux en Espaigne : s’estimants chose tierce et estrangere à eux mesmes.
Si quelcun s’enyvre de sa science, regardant souz soy : qu’il tourne les yeux au dessus vers les siecles passez, il baissera les cornes, y trouvant tant de milliers d’esprits, qui le foulent aux pieds. S’il entre en quelque flateuse presomption de sa vaillance, qu’il se ramentoive les vies de Scipion, d’Epaminondas, de tant d’armées, de tant de peuples, qui le laissent si loing derriere eux. Nulle particuliere qualité n’enorgeuillira celuy, qui mettra quand et quand en compte, tant d’imparfaittes et foibles qualitez autres, qui sont en luy, et au bout, la nihilité de l’humaine condition.
Par ce que Socrates avoit seul mordu à certes au precepte de son Dieu, de se connoistre, et par cest estude estoit arrivé à se mespriser, il fut estimé seul digne du nom de Sage. Qui se connoistra ainsi, qu’il se donne hardiment à connoistre par sa bouche.
Michel de Montaigne, Essais