Retrouvez l’essai Que Philosopher C’Est Apprendre à Mourir de Michel de Montaigne extrait du recueil de philosophie Essais (Livre 1 Chapitre 20) en pdf, vidéo streaming, écoute audio, lecture libre, texte gratuit et images à télécharger.
Auteur | Michel de Montaigne |
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Recueil | Les Essais de Montaigne |
Genre | Essai |
Courant | Humanisme |
Siècle de parution | 16ème siècle |
La vidéo
Le texte
Livre I – Chapitre XX
Que Philosopher C’Est Apprendre à Mourir
CIcero dit que Philosopher ce n’est autre chose que s’aprester à la mort. C’est d’autant que l’estude et la contemplation retirent aucunement nostre ame hors de nous, et l’embesongnent à part du corps, qui est quelque aprentissage et ressemblance de la mort ; ou bien, c’est que toute la sagesse et discours du monde se resoult en fin à ce point, de nous apprendre à ne craindre point à mourir. De vray, ou la raison se mocque, ou elle ne doit viser qu’à nostre contentement, et tout son travail tendre en somme à nous faire bien vivre, et à nostre aise, comme dict la Saincte Escriture. Toutes les opinions du monde en sont là,que le plaisir est nostre but, quoy qu’elles en prennent divers moyens ; autrement on les chasseroit d’arrivée : car qui escouteroit celuy qui pour sa fin establiroit nostre peine et mesaise ? Les dissentions des sectes Philosophiques, en ce cas, sont verbales. Transcurramus solertissimas nugas. Il y a plus d’opiniastreté et de picoterie qu’il n’appartient à une si saincte profession. Mais quelque personnage que l’homme entrepraigne, il joue tousjours le sien parmy. Quoy qu’ils dient, en la vertu mesme, le dernier but de nostre visée, c’est la volupté. Il me plaist de battre leurs oreilles de ce mot qui leur est si fort à contrecoeur. Et s’il signifie quelque supreme plaisir et excessif contentement, il est mieux deu à l’assistance de la vertu qu’à nulle autre assistance. Cette volupté, pour estre plus gaillarde, nerveuse, robuste, virile, n’en est que plus serieusement voluptueuse. Et luy devions donner le nom du plaisir, plus favorable, plus doux et naturel : non celuy de la vigueur, duquel nous l’avons denommée. Cette autre volupté plus basse, si elle meritoit ce beau nom, ce devoit estre en concurrence, non par privilege. Je la trouve moins pure d’incommoditez et de traverses que n’est la vertu. Outre que son goust est plus momentanée, fluide et caduque, elle a ses veillées, ses jeusnes et ses travaux et la sueur et le sang ; et en outre particulierement ses passions trenchantes de tant de sortes, et à son costé une satieté si lourde qu’elle equipolle à penitence. Nous avons grand tort d’estimer que ces incommoditez luy servent d’aiguillon et de condiment à sa douceur, comme en nature le contraire se vivifie par son contraire, et de dire, quand nous venons à la vertu, que pareilles suittes et difficultez l’accablent, la rendent austere et inaccessible, là où, beaucoup plus proprement qu’à la volupté elles anoblissent, aiguisent et rehaussent le plaisir divin et parfaict qu’elle nous moienne. Celuy-là est certes bien indigne de son accointance, qui contrepoise son coust à son fruit, et n’en cognoist ny les graces ny l’usage. Ceux qui nous vont instruisant que sa queste est scabreuse et laborieuse, sa jouïssance agréable, que nous disent ils par là, sinon qu’elle est tousjours desagreable ? Car quel moien humain arriva jamais à sa jouïssance ? Les plus parfaicts se sont bien contentez d’y aspirer et de l’approcher sans la posseder. Mais ils se trompent : veu que de tous les plaisirs que nous cognoissons, la poursuite mesme en est plaisante. L’entreprise se sent de la qualité de la chose qu’elle regarde, car c’est une bonne portion de l’effect et consubstancielle. L’heur et la beatitude qui reluit en la vertu, remplit toutes ses appartenances et avenues, jusques à la premiere entrée et extreme barriere. Or des principaux bienfaicts de la vertu est le mespris de la mort, moyen qui fournit nostre vie d’une molle tranquillité, nous en donne le goust pur et amiable, sans qui toute autre volupté est esteinte. Voylà pourquoy toutes les regles se rencontrent et conviennent à cet article. Et, bien qu’elles nous conduisent aussi toutes d’un commun accord à mespriser la douleur, la pauvreté, et autres accidens à quoy la vie humaine est subjecte, ce n’est pas d’un pareil soing, tant par ce que ces accidens ne sont pas de telle necessité (la pluspart des hommes passent leur vie sans gouster de la pauvreté, et tels encore sans sentiment de douleur et de maladie, comme Xenophilus le Musicien, qui vescut cent et six ans d’une entiere santé) qu’aussi d’autant qu’au pis aller la mort peut mettre fin, quand il nous plaira, et coupper broche à tous autres inconvenients. Mais quant à la mort, elle est inevitable,
Omnes eodem cogimur, omnium
Versatur urna, serius ocius
Sors excitura et nos in aeter-
Num exitium impositura cymbae.
Et par consequent, si elle nous faict peur, c’est un subject continuel de tourment, et qui ne se peut aucunement soulager. Il n’est lieu d’où elle ne nous vienne ; nous pouvons tourner sans cesse la teste çà et là comme en pays suspect : quae quasi saxum Tantalo semper impendet. Nos parlemens renvoyent souvent executer les criminels au lieu où le crime est commis : durant le chemin, promenez les par des belles maisons, faictes leur tant de bonne chere qu’il vous plaira,
non Siculae dapes
Dulcem elaborabunt saporem,
Non avium cytharaeque cantus
Somnum reducent,
pensez vous qu’ils en puissent resjouir, et que la finale intention de leur voyage, leur estant ordinairement devant les yeux, ne leur ait alteré et affadi le goust à toutes ces commoditez ?
Audit iter, numeratque dies, spacioque viarum
Metitur vitam, torquetur peste futura.
Le but de nostre carriere, c’est la mort, c’est l’object necessaire de nostre visée : si elle nous effraye, comme est il possible d’aller un pas en avant, sans fiebvre ? Le remede du vulgaire c’est de n’y penser pas. Mais de quelle brutale stupidité luy peut venir un si grossier aveuglement ? Il luy faut faire brider l’asne par la queue,
Qui capite ipse suo instituit vestigia retro.
Ce n’est pas de merveille s’il est si souvent pris au piege. On faict peur à nos gens, seulement de nommer la mort, et la pluspart s’en seignent, comme du nom du diable. Et par-ce qu’il s’en faict mention aux testamens, ne vous attendez pas qu’ils y mettent la main, que le medecin ne leur ait donné l’extreme sentence ; et Dieu sçait lors, entre la douleur et la frayeur, de quel bon jugement ils vous le patissent. Parce que cette syllabe frappoit trop rudement leurs oreilles, et que cette voix leur sembloit malencontreuse, les Romains avoyent appris de l’amollir ou de l’estendre en perifrazes. Au lieu de dire : il est mort ; il a cessé de vivre, disent-ils, il a vescu. Pourveu que ce soit vie, soit elle passée, ils se consolent. Nous en avons emprunté nostre feu Maistre-Jehan.
A l’adventure est-ce que, comme on dict, le terme vaut l’argent. Je nasquis entre unze heures et midi, le dernier jour de Febvrier mil cinq cens trente trois, comme nous contons à cette heure, commençant l’an en Janvier. Il n’y a justement que quinze jours que j’ay franchi 39 ans, il m’en faut pour le moins encore autant : cependant s’empescher du pensement de chose si esloignée, ce seroit folie. Mais quoy, les jeunes et les vieux laissent la vie de mesme condition. Nul n’en sort autrement que comme si tout presentement il y entroit. Joinct qu’il n’est homme si decrepite tant qu’il voit Mathusalem devant, qui ne pense avoir encore vint ans dans le corps. D’avantage, pauvre fol que tu es, qui t’a estably les termes de ta vie ? Tu te fondes sur les contes des Medecins. Regarde plustost l’effect et l’experience. Par le commun train des choses, tu vis pieça par faveur extraordinaire. Tu as passé les termes accoustumez de vivre. Et qu’il soit ainsi, conte de tes cognoissans combien il en est mort avant ton aage, plus qu’il n’en y a qui l’ayent atteint ; et de ceux mesme qui ont annobli leur vie par renommée, fais en registre, et j’entreray en gageure d’en trouver plus qui sont morts avant, qu’apres trente cinq ans. Il est plein de raison et de pieté de prendre exemple de l’humanité mesme de Jesus-Christ : or il finit sa vie à trente et trois ans. Le plus grand homme, simplement homme, alexandre, mourut aussi à ce terme. Combien a la mort de façons de surprise ?
Quid quisque vitet, nunquam homini satis
Cautum est in horas.
Je laisse à part les fiebvres et les pleuresies. Qui eut jamais pensé qu’un Duc de Bretaigne deut estre estouffé de la presse, comme fut celuy-là à l’entrée du Pape Clément, mon voisin, à Lyon ; N’as tu pas veu tuer un de nos roys en se jouant ? Et un de ses ancestres mourut-il pas choqué par un pourceau ? Aeschilus, menassé de la cheute d’une maison, a beau se tenir à l’airte, le voylà assommé d’un toict de tortue, qui eschappa des pates d’une Aigle en l’air. L’autre mourut d’un grein de raisin ; un Empereur, de l’esgrafigneure d’un peigne, en se testonnant ; Aemilius Lepidus, pour avoir hurté du pied contre le seuil de son huis ; et Aufidius, pour avoir choqué en entrant contre la porte de la chambre du conseil ; et entre les cuisses des femmes, Cornelius Gallus preteur, Tigillinus, Capitaine du guet à Rome, Ludovic, fils de Guy de Gonsague, Marquis de Mantoue, et, d’un encore pire exemple, Speusippus, Philosophe Platonicien, et l’un de nos Papes. Le pauvre Bebius, juge, cependant qu’il donne delay de huictaine à une partie, le voylà saisi, le sien de vivre estant expiré. Et Caius Julius, medecin, gressant les yeux d’un patient, voylà la mort qui clost les siens. Et s’il m’y faut mesler : un mien frere, le Capitaine Saint Martin, aagé de vint et trois ans, qui avoit desja faict assez bonne preuve de sa valeur, jouant à la paume, receut un coup d’esteuf qui l’assena un peu au-dessus de l’oreille droite, sans aucune apparence de contusion, ny de blessure. Il ne s’en assit, ny reposa, mais cinq ou six heures apres il mourut d’une Apoplexie que ce coup luy causa. Ces exemples si frequens et si ordinaires nous passant devant les yeux, comme est-il possible qu’on se puisse deffaire du pensement de la mort, et qu’à chaque instant il ne nous semble qu’elle nous tient au collet ? Qu’import’ il, me direz vous, comment que ce soit, pourveu qu’on ne s’en donne point de peine ? Je suis de cet advis, et en quelque maniere qu’on se puisse mettre à l’abri des coups, fut ce soubs la peau d’un veau, je ne suis pas homme qui y reculasse. Car il me suffit de passer à mon aise ; et le meilleur jeu que je me puisse donner, je le prens, si peu glorieux au reste et exemplaire que vous voudrez,
praetulerim delirus inérsque videri,
Dum mea delectent mala me, vel denique fallant,
Quam sapere et ringi.
Mais c’est folie d’y penser arriver par là. Ils vont, ils viennent, ils trottent, ils dansent, de mort nulles nouvelles. Tout cela est beau. Mais aussi quand elle arrive, ou à eux, ou à leurs femmes, enfans et amis, les surprenant en dessoude et à decouvert, quels tourmens, quels cris, quelle rage, et quel desespoir les accable ? Vites-vous jamais rien si rabaissé, si changé, si confus ? Il y faut prouvoir de meilleur’heure : et cette nonchalance bestiale, quand elle pourroit loger en la teste d’un homme d’entendement, ce que je trouve entierement impossible, nous vend trop cher ses denrées. Si c’estoit ennemy qui se peut éviter, je conseillerois d’emprunter les armes de la couardise. Mais puis qu’il ne se peut, puis qu’il vous attrape fuyant et poltron aussi bien qu’honneste homme,
Nempe et fugacem persequitur virum,
Nec parcit imbellis juventae
Poplitibus, timidoque tergo,
et que nulle trampe de cuirasse vous couvre,
Ille licet ferro cautus se condat aere,
Mors tamen inclusum protrahet inde caput.
aprenons à le soutenir de pied ferme, et à le combattre. Et pour commencer à luy oster son plus grand advantage contre nous, prenons voye toute contraire à la commune. Ostons luy l’estrangeté, pratiquons le, accoustumons le. N’ayons rien si souvent en la teste que la mort. A tous instants representons la à nostre imagination et en tous visages. Au broncher d’un cheval, à la cheute d’une tuille, à la moindre piqueure d’espleingue, remachons soudain : Et bien, quand ce seroit la mort mesme ? et là dessus, roidissons nous et efforçons nous. Parmy les festes et la joye, ayons toujours ce refrein de la souvenance de nostre condition, et ne nous laissons pas si fort emporter au plaisir, que par fois il ne nous repasse en la mémoire, en combien de sortes cette nostre allegresse est en bute à la mort, et de combien de prinses elle la menasse. Ainsi faisoyent les Egyptiens, qui, au milieu de leurs festins et parmy leur meilleure chere, faisoient aporter l’Anatomie seche d’un corps d’homme mort, pour servir d’advertissement aux conviez.
Omnem crede diem tibi diluxisse supremum.
Grata superveniet, quae non sperabitur hora.
Il est incertain où la mort nous attende, attendons la par tout. La premeditation de la mort est premeditation de la liberté. Qui a apris à mourir, il a desapris à servir. Le sçavoir mourir nous afranchit de toute subjection et contrainte. Il n’y a rien de mal en la vie pour celuy qui a bien comprins que la privation de la vie n’est pas mal. Paulus Aemilius respondit à celuy que ce miserable Roy de Macedoine, son prisonnier, luy envoyoit pour le prier de ne le mener pas en son triomphe : Qu’il en face la requeste à soy mesme. A la vérité, en toutes choses, si nature ne preste un peu, il est malaisé que l’art et l’industrie aillent guiere avant. Je suis de moy-mesme non melancholique, mais songecreux. Il n’est rien dequoy je me soye des toujours plus entretenu que des imaginations de la mort : voire en la saison la plus licentieuse de mon aage,
Jucundum cum aetas florida ver ageret,
parmy les dames et les jeux, tel me pensoit empesché à digerer à par moy quelque jalousie, ou l’incertitude de quelque esperance, cependant que je m’entretenois de je ne sçay qui, surpris les jours precedens d’une fievre chaude et de sa fin, au partir d’une feste pareille, et la teste pleine d’oisiveté, d’amour et de bon temps, comme moy, et qu’autant m’en pendoit à l’oreille :
Jam fuerit, nec post unquam revocare licebit.
Je ne ridois non plus le front de ce pensement là, que d’un autre. Il est impossible que d’arrivée nous ne sentions des piqueures de telles imaginations. Mais en les maniant et repassant, au long aller, on les aprivoise sans doubte. Autrement de ma part je fusse en continuelle frayeur et frenesie : car jamais homme ne se défia tant de sa vie, jamais homme ne feit moins d’estat de sa durée. Ny la santé, que j’ay jouy jusques à present tres-vigoureuse et peu souvent interrompue, ne m’en alonge l’esperance, ny les maladies ne me l’acourcissent. A chaque minute il me semble que je m’eschape. Et me rechante sans cesse : Tout ce qui peut estre faict un autre jour, le peut estre aujourd’hui. De vray les hazards et dangiers nous approchent peu ou rien de nostre fin ; et si nous pensons combien il en reste, sans cet accident qui semble nous menasser le plus, de millions d’autres sur nos testes, nous trouverons que, gaillars et fievreus, en la mer et en nos maisons, en la battaille et en repos, elle nous est égallement pres. Nemo altero fragilior est : nemo in crastinum sui certior. Ce que j’ay affaire avant mourir, pour l’achever tout loisir me semble court, fut-ce d’un’ heure. Quelcun, feuilletant l’autre jour mes tablettes, trouva un memoire de quelque chose, que je vouloy estre faite apres ma mort. Je luy dy, comme il estoit vray, que, n’estant qu’à une lieue de ma maison, et sain et gaillard, je m’estoy hasté de l’escrire là, pour ne m’asseurer point d’arriver jusques chez moy. Comme celuy qui continuellement me couve de mes pensées, et les couche en moy, je suis à tout’ heure preparé environ ce que je puis estre. Et ne m’advertira de rien de nouveau la survenance de la mort. Il faut estre tousjours boté et prest à partir, en tant qu’en nous est, et sur tout se garder qu’on n’aye lors affaire qu’à soy :
Quid brevi fortes jaculamur aevo
Multa ?
Car nous y aurons assez de besongne, sans autre surcroit. L’un se pleint plus que de la mort, dequoy elle luy rompt le train d’une belle victoire ; l’autre, qu’il luy faut desloger avant qu’avoir marié sa fille, ou contrerolé l’institution de ses enfans : l’un pleint la compagnie de sa femme, l’autre de son fils, comme commoditez principales de son estre. Je suis pour cette heure en tel estat, Dieu mercy, que je puis desloger quand il luy plaira, sans regret de chose quelconque, si ce n’est de la vie, si sa perte vient à me poiser. Je me desnoue par tout ; mes adieux sont à demi prins de chacun, sauf de moy. Jamais homme ne se prepara à quiter le monde plus purement et pleinement, et ne s’en desprint plus universellement que je m’attens de faire.
Miser ô miser, aiunt, omnia ademit
Una dies infesta mihi tot praemia vitae.
Et le bastisseur :
Manent (dict-il) opera interrupta, minaeque
Murorum ingentes.
Il ne faut rien desseigner de si longue haleine, ou au moins avec telle intention de se passionner pour n’en voir la fin. Nous sommes nés pour agir :
Cum moriar, medium solvar et inter opus.
Je veux qu’on agisse, et qu’on allonge les offices de la vie tant qu’on peut, et que la mort me treuve plantant mes chous, mais nonchalant d’elle, et encore plus de mon jardin imparfait. J’en vis mourir un, qui, estant à l’extremité, se plaignoit incessamment, de quoy sa destinée coupoit le fil de l’histoire qu’il avoit en main, sur le quinziesme ou seiziesme de nos Roys.
Illud in his rebus non addunt, nec tibi earum
Jam desiderium rerum super insidet una.
Il faut se descharger de ces humeurs vulgaires et nuisibles. Tout ainsi qu’on a planté nos cimetieres joignant les Églises, et aux lieux les plus frequentez de la ville, pour accoustumer, disoit Lycurgus, le bas populaire, les femmes et les enfans, à ne s’effaroucher point de voir un homme mort, et affin que ce continuel spectacle d’ossements, de tombeaus et de convois nous advertisse de nostre condition :
Quin etiam exhilarare viris convivia caede
Mos olim, et miscere epulis spectacula dira
Certantum ferro, saepe et super ipsa cadentum
Pocula respersis non parco sanguine mensis ;
et comme les Egyptiens, apres leurs festins, faisoient presenter aux assistans une grand’ image de la mort par un qui leur crioit : Boy et t’esjouy, car, mort, tu seras tel : aussi ay-je pris en coustume d’avoir, non seulement en l’imagination, mais continuellement la mort en la bouche ; et n’est rien dequoy je m’informe si volontiers, que de la mort des hommes : quelle parole, quel visage, quelle contenance ils y ont eu ; ny endroit des histoires, que je remarque si attantifvement. Il y paroist à la farcissure de mes exemples : et que j’ay en particuliere affection cette matiere. Si j’estoy faiseur de livres, je feroy un registre commenté des morts diverses. Qui apprendroit les hommes à mourir, leur apprendroit à vivre. Dicearchus en feit un de pareil titre, mais d’autre et moins utile fin. On me dira que l’effect surmonte de si loing l’imagination qu’il n’y a si belle escrime qui ne se perde, quand on en vient là. Laissez les dire : le premediter donne sans doubte grand avantage. Et puis n’est-ce rien, d’aller au moins jusques là sans alteration et sans fiévre ? Il y a plus : Nature mesme nous preste la main, et nous donne courage. Si c’est une mort courte et violente, nous n’avons pas loisir de la craindre ; si elle est autre, je m’apperçois qu’à mesure que je m’engage dans la maladie, j’entre naturellement en quelque desdein de la vie. Je trouve que j’ay bien plus affaire à digerer cette resolution de mourir quand je suis en santé, que quand je suis en fiévre. D’autant que je ne tiens plus si fort aux commoditez de la vie, à raison que je commance à en perdre l’usage et le plaisir, j’en voy la mort d’une veue beaucoup moins effrayée. Cela me fait esperer que, plus je m’eslongneray de celle-là, et approcheray de cette-cy, plus aisément j’entreray en composition de leur eschange. Tout ainsi que j’ay essayé en plusieurs autres occurrences ce que dit Cesar, que les choses nous paroissent souvent plus grandes de loing que de pres, j’ay trouvé que sain j’avois eu les maladies beaucoup plus en horreur, que lors que je les ay senties ; l’alegresse où je suis, le plaisir et la force me font paroistre l’autre estat si disproportionné à celuy-là, que par imagination je grossis ces incommoditez de moitié, et les conçoy plus poisantes, que je ne les trouve, quand je les ay sur les espaules. J’espere qu’il m’en adviendra ainsi de la mort. Voyons à ces mutations et declinaisons ordinaires que nous souffrons, comme nature nous desrobbe le goust de nostre perte et empirement. Que reste-il à un vieillard de la vigueur de sa jeunesse, et de sa vie passée,
Heu senibus vitae portio quanta manet.
Cesar à un soldat de sa garde, recreu et cassé, qui vint en la rue luy demander congé de se faire mourir, regardant son maintien decrepite, respondit plaisamment : Tu penses donc estre en vie. Qui y tomberoit tout à un coup, je ne crois pas que nous fussions capables de porter un tel changement. Mais, conduicts par sa main, d’une douce pente et comme insensible, peu à peu, de degré en degré, elle nous roule dans ce miserable estat, et nous y apprivoise : si que nous ne sentons aucune secousse, quand la jeunesse meurt en nous, qui est en essence et en verité une mort plus dure que n’est la mort entiere d’une vie languissante, et que n’est la mort de la vieillesse. D’autant que le sault n’est pas si lourd du mal estre au non estre, comme il est d’un estre doux et fleurissant à un estre penible et douloureux.
Le corps, courbé et plié, a moins de force à soustenir un fais ; aussi a nostre ame : il la faut dresser et eslever contre l’effort de cet adversaire. Car, comme il est impossible qu’elle se mette en repos, pendant qu’elle le craint : si elle s’en asseure aussi, elle se peut venter, qui est chose comme surpassant l’humaine condition, qu’il est impossible que l’inquietude, le tourment, la peur, non le moindre desplaisir loge en elle,
Non vultus instantis tyranni
Mente quatit solida, neque Auster
Dux inquieti turbidus Adriae,
Nec fulminantis magna Jovis manus.
Elle est rendue maistresse de ses passions et concupiscences, maistresse de l’indigence, de la honte, de la pauvreté, et de toutes autres injures de fortune. Gaignons cet advantage qui pourra : c’est icy la vraye et souveraine liberté, qui nous donne dequoy faire la figue à la force et à l’injustice, et nous moquer des prisons et des fers :
in manicis, et
Compedibus, saevo te sub custode tenebo.
Ipse Deus simul atque volam, me solvet : opinor,
Hoc sentit, moriar. Mors ultima linea rerum est.
Nostre religion n’a point eu de plus asseuré fondement humain, que le mespris de la vie. Non seulement le discours de la raison nous y appelle, car pourquoy craindrions nous de perdre une chose, laquelle perdue ne peut estre regrettée ; et, puis que nous sommes menassez de tant de façons de mort, n’y a il pas plus de mal à les craindre toutes, qu’à en soustenir une ? Que chaut-il quand ce soit, puis qu’elle est inevitable ? A celuy qui disoit à Socrates : Les trente tyrans t’ont condamné à la mort.–Et nature a eux, respondit-il. Quelle sottise de nous peiner sur le point du passage à l’exemption de toute peine ! Comme nostre naissance nous apporta la naissance de toutes choses, aussi fera la mort de toutes choses, nostre mort. Parquoy c’est pareille folie de pleurer de ce que d’icy à cent ans nous ne vivrons pas, que de pleurer de ce que nous ne vivions pas il y a cent ans. La mort est origine d’une autre vie. Ainsi pleurasmes-nous : ainsi nous cousta-il d’entrer en cette-cy : ainsi nous despouillasmes-nous de nostre ancien voile, en y entrant. Rien ne peut estre grief, qui n’est qu’une fois. Est ce raison de craindre si long temps chose de si brief temps ! Le long temps vivre et le peu de temps vivre est rendu tout un par la mort. Car le long et le court n’est point aux choses qui ne sont plus. Aristote dit qu’il y a des petites bestes sur la riviere de Hypanis, qui ne vivent qu’un jour. Celle qui meurt à huict heures du matin, elle meurt en jeunesse ; celle qui meurt à cinq heures du soir, meurt en sa decrepitude. Qui de nous ne se moque de voir mettre en consideration d’heur ou de malheur ce moment de durée ? Le plus et le moins en la nostre, si nous la comparons à l’eternité, ou encores à la durée des montagnes, des rivieres, des estoiles, des arbres, et mesmes d’aucuns animaux, n’est pas moins ridicule. Mais nature nous y force. Sortez, dit-elle, de ce monde, comme vous y estes entrez. Le mesme passage que vous fites de la mort à la vie, sans passion et sans frayeur, refaites le de la vie à la mort. Vostre mort est une des pieces de l’ordre de l’univers. C’est une piece de la vie du monde,
inter se mortales mutua vivunt
Et quasi cursores vitaï lampada tradunt.
Changeray-je pas pour vous cette belle contexture des choses ? c’est la condition de vostre creation, c’est une partie de vous que la mort : vous vous fuyez vous mesmes. Cettuy vostre estre, que vous jouyssez, est egalement party à la mort et à la vie. Le premier jour de vostre naissance vous achemine à mourir comme à vivre,
Prima, quae vitam dedit, hora,
carpsit.
Nascentes morimur, finisque ab origine pendet.
Tout ce que vous vivez, vous le desrobez à la vie ; c’est à ses despens. Le continuel ouvrage de vostre vie c’est bastir la mort. Vous estes en la mort pendant que vous estes en vie. Car vous estes apres la mort quand vous n’estes plus en vie. Ou si vous aymez mieux ainsi, vous estes mort apres la vie ; mais pendant la vie vous estes mourant, et la mort touche bien plus rudement le mourant que le mort, et plus vivement et essentiellement. Si vous avez faict vostre proufit de la vie, vous en estes repeu, allez vous en satisfaict,
Cur non ut plenus vitae conviva recedis ?
Si vous n’en avez sçeu user, si elle vous estoit inutile, que vous chault-il de l’avoir perdue, à quoy faire la voulez-vous encores ?
Cur amplius addere quaeris
Rursum quod pereat male, et ingratum
occidat omne ?
La vie n’est de soy ny bien ny mal : c’est la place du bien et du mal selon que vous la leur faictes. Et si vous avez vescu un jour, vous avez tout veu. Un jour est égal à tous jours. Il n’y a point d’autre lumière, ny d’autre nuict. Ce Soleil, cette Lune, ces Estoilles, cette disposition c’est celle mesme que vos ayeuls ont jouye, et qui entretiendra vos arriere-nepveux : Non alium videre patres : aliumve nepotes Aspicient. Et, au pis aller, la distribution et varieté de tous les actes de ma comedie se parfournit en un an. Si vous avez pris garde au branle de mes quatre saisons, elles embrassent l’enfance, l’adolescence, la virilité et la vieillesse du monde. Il a joué son jeu. Il n’y sçait autre finesse que de recomencer. Ce sera tousjours cela mesme,
versamur ibidem, atque insumus usque,
Atque in se sua per vestigia volvitur annus.
Je ne suis pas deliberée de vous forger autres nouveaux passetemps,
Nam tibi praeterea quod machiner, inveniamque
Quod placeat, nihil
est, eadem sunt omnia semper.
Faites place aux autres, comme d’autres vous l’ont faite. L’equalité est la premiere piece de l’equité. Qui se peut plaindre d’estre comprins, où tous sont comprins ? Aussi avez-vous beau vivre, vous n’en rebattrez rien du temps que vous avez à estre mort : c’est pour neant : aussi long temps serez vous en cet estat là, que vous craignez, comme si vous estiez mort en nourrisse,
licet, quod vis, vivendo vincere secla,
Mors aeterna tamen nihilominus illa manebit.
Et si vous metteray en tel point, auquel vous n’aurez aucun mescontentement,
In vera nescis nullum fore morte alium te,
Qui possit vivus tibi te lugere peremptum,
Stansque jacentem.
Ny ne desirerez la vie que vous plaingnez tant,
Nec sibi enim quisquam tum se vitamque requirit,
Nec desiderium nostri nos afficit ullum.
La mort est moins à craindre que rien, s’il y avoit quelque chose de moins,
multo mortem minus ad nos esse putandum
Si minus esse potest
quam quod nihil esse videmus.
Elle ne vous concerne ny mort ny vif : vif, parce que vous estes : mort, par ce que vous n’estes plus. Nul ne meurt avant son heure. Ce que vous laissez de temps n’estoit non plus vostre que celuy qui s’est passé avant vostre naissance : et ne vous touche non plus,
Respice enim quam nil ad nos ante acta vetustas
Temporis aeterni fuerit.
Où que vostre vie finisse, elle y est toute. L’utilité du vivre n’est pas en l’espace, elle est en l’usage : tel a vescu long temps, qui a peu vescu : attendez vous y pendant que vous y estes. Il gist en vostre volonté, non au nombre des ans, que vous ayez assez vescu. Pensiez vous jamais n’arriver là, où vous alliez sans cesse ? encore n’y a il chemin qui n’aye son issue. Et si la compagnie vous peut soulager : le monde ne va-il pas mesme train que vous allez ?
omnia te vita perfuncta sequentur.
Tout ne branle-il pas vostre branle ? Y a-il chose qui ne vieillisse quant et vous ? Mille hommes, mille animaux et mille autres creatures
meurent en ce mesme instant que vous mourez :
Nam nox nulla diem, neque noctem aurora sequuta est,
Quae non audierit mistos vagitibus aegris
Ploratus, mortis comites et funeris atri.
A quoy faire y reculez-vous, si vous ne pouvez tirer arriere. Vous en avez assez veu, qui se sont bien trouvez de mourir, eschevant par là des grandes miseres. Mais quelqu’un qui s’en soit mal trouvé, en avez-vous veu ? Si est-ce grande simplesse de condamner chose que vous n’avez esprouvée ny par vous, ny par autre. Pourquoy te pleins-tu de moy et de la destinée ? te faisons-nous tort ? Est ce à toy de nous gouverner, ou nous à toy ? Encore que ton aage ne soit pas achevé, ta vie l’est. Un petit homme est homme entier, comme un grand. Ny les hommes, ny leurs vies ne se mesurent à l’aune. Chiron refusa l’immortalité, informé des conditions d’icelle par le Dieu mesme du temps et de la durée, Saturne, son pere. Imaginez de vray combien seroit une vie perdurable, moins supportable à l’homme et plus pénible, que n’est la vie que je luy ay donnée. Si vous n’aviez la mort, vous me maudiriez sans cesse de vous en avoir privé. J’y ay à escient meslé quelque peu d’amertume pour vous empescher, voyant la commodité de son usage, de l’embrasser trop avidement et indiscretement. Pour vous loger en cette moderation, ny de fuir la vie, ny de refuir à la mort, que je demande de vous, j’ay temperé l’une et l’autre entre la douceur et l’aigreur. J’apprins à Thales, le premier de voz sages, que le vivre et le mourir estoit indifferent : par où, à celuy qui luy demanda pourquoy donc il ne mouroit, il respondit tres-sagement : Par ce qu’il est indifferent. L’eau, la terre, l’air, le feu et autres membres de ce mien bastiment ne sont non plus instrumens de ta vie qu’instrumens de ta mort. Pourquoy crains-tu ton dernier jour ? Il ne confere non plus à ta mort que chascun des autres. Le dernier pas ne faict pas la lassitude : il la declare. Tous les jours vont à la mort, le dernier y arrive. Voilà les bons advertissemens de nostre mere nature. Or j’ay pensé souvent d’où venoit celà, qu’aux guerres le visage de la mort, soit que nous la voyons en nous ou en autruy, nous semble sans comparaison moins effroyable qu’en nos maisons, autrement ce seroit un’ armée de medecins et de pleurars ; et, elle estant tousjours une, qu’il y ait toutesfois beaucoup plus d’asseurance parmy les gens de village et de basse condition qu’és autres. Je croy à la verité que ce sont ces mines et appareils effroyables, dequoy nous l’entournons, qui nous font plus de peur qu’elle : une toute nouvelle forme de vivre, les cris des meres, des femmes et des enfans, la visitation de personnes estonnées et transies, l’assistance d’un nombre de valets pasles et éplorés, une chambre sans jour, des cierges allumez, nostre chevet assiegé de medecins et de prescheurs ; somme, tout horreur et tout effroy autour de nous. Nous voylà des-jà ensevelis et enterrez. Les enfans ont peur de leurs amis mesmes quand ils les voyent masquez, aussi avons-nous. Il faut oster le masque aussi bien des choses, que des personnes : osté qu’il sera, nous ne trouverons au dessoubs que cette mesme mort, qu’un valet ou simple chambriere passerent dernierement sans peur. Heureuse la mort qui oste le loisir aux apprests de tel equipage.
Michel de Montaigne, Essais